La ville de Rennes contre l’humanité, plaidoyer pour le tour de France

« Le Tour, ceux qui sont nés après 1995 en ont été privés » déplore Régis de Castelnau dans sa nostalgique éloge du plus grand spectacle du monde[1]. Je suis précisément né cette année-là, pendant le Tour, à l’heure où les juilletistes abordaient une sieste interrompue quelques heures plus tard par la victoire en solitaire d’Alex Zülle à La Plagne tandis que Miguel Indurain assommait le classement général. Une semaine plus tard, le champion olympique Fabio Casartelli perdait la vie dans la descente du Portet d’Aspet.

Le premier Tour en ma mémoire est celui du Centenaire, celui du caniculaire été 2003 et se résume en deux visions : la victoire rédemptrice de Richard Virenque à Morzine et, le surlendemain, la traversée d’un champ rôti par le soleil par Lance Armstrong détourné des lacets vers Gap par la chute de son rival Joseba Beloki, la hanche brisée en mondovision.

Gloire et tragédie. Aussi je dois m’inscrire en faux devant l’assertion de mon confrère, tant le Tour m’a appris sur l’humanité. Oui, le Tour c’était vrai avant. Mais ses turpitudes, ses trahisons, ses désespérances depuis 1995 ne l’ont pas rendu moins vrai. Lance Armstrong m’a appris le goût du Diable, Andy Schleck m’a appris l’espoir déçu, Thomas Voeckler les regrets éternels, Alberto Contador me révéla le désir aveugle, Thibaut Pinot la colère amoureuse, Christopher Froome les troubles érectiles… Comment mieux apprendre à être humain qu’en regardant le Tour ?

Gloire et tragédie. Depuis l’Illiade, c’est ce qui fonde notre humanité. Gloire et tragédie. Le Tour peut se limiter à cela, et en cela, est sans borne.

 

Le cyclisme, souffrir pour mieux mourir

Depuis les débuts de l’aventure humaine, nous luttons contre nature. Pour s’assurer une place, pour demeurer, pour une terre, pour un cœur, pour une idée, l’Homme doit marcher sur son prochain ; alors force et génie sont les armes de cette compétition naturelle qu’est la vie. Du moins, c’est ce qui était prévu. Car au fil des âges, nous, et au fil de nos vies, chacun de nous, enivrés par la beauté du monde, prenons fait de notre condition sociale et tentons de briser ce cycle de violence, convaincus que notre survie passait par l’amour de son prochain.

Or à la facilité s’opposant le Salut, que cette mission millénaire est ardue ! Que d’embuscades, que de relents primitifs ; frustrations et déceptions sont d’éternels pommiers de discorde ; et chaque battement de cœur fait vibrer les absolus ; et tout passe et rien ne change en ce monde ; et chaque instant la conscience brutale de notre être se présente cause de notre perte ! Mais l’effort paie : peu à peu, la violence physique cède à la raison chancelante.

Sauf que le démon ne pouvait qu’être déplacé, repoussé, enfermé, jamais détruit. Alors la violence fut canalisée par la guerre rangé, puis le jeu. Des arènes antiques à la chasse à courre, des tournois médiévaux aux Jeux Olympiques, qu’est-ce que le jeu sinon la canalisation de cet intarissable désir de domination et de destruction ? Aujourd’hui un constat implacable s’impose au monde : c’est dans les sociétés pacifiées que le sport est le plus développé. Le sport naît là où la politique s’émancipe de la violence physique. Codifié, organisé et systématisé, le jeu est la dernière catharsis au brut rapport de force, le défouloir du refoulé ; lignes parallèles à la vie des Hommes et des peuples, les compétitions sportives sont saccades nécessaires du retour aux primaires instincts.

L’Homme a deux adversaires à sa mesure : la nature et lui. Or le sport reproduit ces uniques rivalités : une rencontre de football, un combat de boxe, une course de fond, c’est la guerre sans les morts, c’est César et Pompée à Pharsale ; un trail, une traversée à la voile, un rallye-raid, c’est se mesurer à la Terre, c’est Hannibal face aux Alpes. Et qu’importe l’expression de ces adversités, leur finalité les relie toutes : vaincre. Le sport, c’est démontrer sa supériorité à l’autre, l’Homme ou la nature, le vaincre dans le code et l’honneur.

Et quel sport mieux que le cyclisme propose d’affronter simultanément homme et nature ? Vaincre son compagnon d’échappée, vaincre ses rivaux de vitesse, vaincre le vent, vaincre la montagne, vaincre le temps, vaincre le temps. Se vaincre soi-même. Quel sport fait part si belle à la souffrance, à l’humilité ? Quel sport dénude autant face à sa propre faiblesse, quel sport oblige à puiser aussi profondément ces infimes forces qui s’opposent à la mort ? Où y a-t-il si peu de gagnants pour tant de perdants ? Où les perdants ne perdent-ils jamais réellement ? Ô, tout cycliste se souvient d’Icare :

« – Pourquoi n’attaque-t-il pas, papy ?                                                                              

– Parce qu’il ne peut pas, fiston…                                                                                      

– Mais si, il le peut, c’est le meilleur ! Allez !!

– Non ! Ecoute : si un autre le suit, si un autre est aussi fort, son attaque le tuera ! Regarde comme il souffre déjà ; tu sais, la vie c’est être humble…

– Oh… Allez, courage champion, tiens-bon !! »

Attendre l’été, rêver du grand monde dans sa petite province, craindre la défaillance et espérer celle du voisin, attendre la fin, fêter aux Champs Elysées les grognards franchissant l’Arc… Souffrir pour mieux mourir, le Tour de France est notre dernière épopée homérique, l’unique et sublime conjugaison d’un peuple et de la condition humaine.

Pourtant la Ville de Rennes n’en a pas voulu.

« Qu’elle réfléchisse un peu avant d’ouvrir sa gueule », Saint Blaireau

Le Tour de France 2021 devait initialement s’élancer de Copenhague. En conséquence du bouleversement du calendrier international du fait de l’épidémie de coronavirus, la capitale danoise et Amaury Sport Organisation, la société organisatrice du Tour de France, ont décidé à l’été 2020 de reporter d’un an l’échéance.

Il s’agissait donc de trouver une ville suppléante et, très rapidement, la Bretagne, cœur du cyclisme français, s’est imposée comme terre d’accueil de premier rang. Et tout aussi rapidement, la Ville de Rennes, par les voix de sa majorité menée par l’évident duo PS-EELV a manifesté avec virulence son opposition à toute candidature. Résultat : le Tour ne passera pas à Rennes et 2021 et mettra longtemps à y revenir.

Reprenons les trois arguments décisifs aux yeux des représentants municipaux.

 

  1. L’argument financier.

Accueillir le Grand Départ du Tour de France aurait nécessité un investissement de l’ordre de 700 000 €. Le montant absolu peut paraitre impressionnant. Il l’est tout de suite beaucoup moins lorsqu’on le relativise : le budget 2021 de Rennes Métropole s’élevant à 983 millions d’euros[2], il s’agissait d’une enveloppe supplémentaire de 0,07% qui relève de l’indolore. A titre de comparaison et sans remettre en cause l’utilité du projet, la seconde ligne de métro est budgétisée à près de 1,4 milliards d’euros[3], soit 2 000 fois plus que le Grand Départ ; de même le budget du Stade Rennais – certes privé mais utile en comparaison car renouvelé tous les ans – tourne autour des 100 millions d’euros.

Par ailleurs, cette somme – d’autant plus dérisoire – ne devait pas être conçue comme une dépense jetée par les fenêtres de l’Hôtel de Ville mais comme un investissement devant porter nombre fruits dont on peut limiter la récolte à la juteuse exposition médiatique. Alors que Rennes se targue non sans raison de son attractivité accrue au cours de la dernière décennie, quelle occasion formidable cela eût été d’être le centre du monde sportif le temps d’une semaine estivale ! Rarement une ville n’est aussi vue, aussi valorisée que lorsqu’elle accueille un événement international ; dans l’imaginaire des Français et du monde, la capitale bretonne se serait insérée comme une douce ville au bon vivre. Tant pis.

Enfin, comment ne pas introduire le sujet de la situation actuelle dans le débat économique ? Etant entendu qu’à l’instant des débats, il était évident que l’été 2021 se déroulerait dans des conditions normales, quel bras d’honneur que de refuser aux commerçants, restaurateurs et hôteliers un afflux massif de clients de passage ! Mais qu’importe, faire des économies n’est pas faire de l’économie.

 

  1. L’argument féministe.

Le Tour propagerait une image dégradante de la femme. Cet argument, personne ne l’avait vu venir (il aurait pu être avancé en 2015 lorsque le Tour passait déjà à Rennes, mais la cause féministe ne devait pas alors être assez porteuse d’opinion). Ainsi la présence de belles hôtesses délivrant un bouquet de fleurs au vainqueur du jour serait rédhibitoire : ce détail bon enfant, ces 5 minutes par jour représenteraient en même temps toute la condition des femmes et toute la symbolique patriarcale du Tour. Qu’il est merveilleux, lorsque l’on se bat pour leur liberté, de condamner le travail de femmes car elles sont femmes, et si, lorsqu’on daigne demander leur avis, elles expriment le souhait de poursuivre ce boulot qui leur plaît, c’est qu’elles sont si cruches… Allons mesdames, soyez moches ou soyez hommes, surtout ne choisissez pas librement votre métier ! Ou l’art de ne voir que par la rancœur et de dénier toute gaieté, toute légèreté au monde.

Mais le sujet était peut-être que le Tour était une compétition d’hommes ? C’est probable, tant la mairie fut tout aussi prompte à refuser l’accueil de rencontres du championnat d’Europe de football masculin en 2016 qu’à accueillir la coupe du monde féminine 2019. C’est dommage, le Tour de France féminin devait être organisé pour la première fois depuis plus de trente ans en … 2021[4]. Mais bien sûr, les arguments financier et écologique auraient également eu sa peau !

Également, comment ne pas sourire à entendre la mairie se gausser d’être en proue du combat féministe lorsqu’elle refuse le Tour pour une robe et autorise le burkini dans les piscines municipales[5]. Certainement, des hôtesses en burqa, c’eût été mieux pour féliciter les coureurs. Seigneur, cachez ces femmes que je ne saurais voir !

 

  1. L’argument écologique.

A côté du féminisme, l’écologie est le second thème constituant en tant que tel un argument imparable dans la France contemporaine. En effet, qui peut contredire que le Tour de France est cause et symbole des activités humaines déréglant le climat ? Il est évident qu’un événement mondial promouvant le vélo et de surcroît suscitant à des dizaines de millions de téléspectateurs un émerveillement face à la beauté de la nature ne peut pas être en phase avec la cause écologique.

Moins sérieusement, le cœur de cible de la majorité municipale fut le grand déplacement polluant qu’est Tour : sur 3 400 kilomètres, c’est environ 2 400 véhicules (motos, voitures d’équipes, camions, cars, chars de la caravane, etc.) qui l’accompagnent[6]. Beaucoup, mais beaucoup moins que la grosse centaine de milliers de voitures chevauchant chaque jour la rocade de Rennes[7] ; beaucoup moins que les neuf millions de voitures sur les routes françaises lors du chassé-croisé d’été[8]. Surtout, très peu pour permettre aux centaines de milliers de français qui ne peuvent partir en vacances et qui, grâce au Tour, le peuvent quand même un peu.

Alors, puisqu’il en faut un, le problème serait la quantité de déchets produite et de plastique consommé ? Cela va loin mais c’est loin qu’il faut aller pour parler à des gens qui sont ailleurs. Naturellement, le Tour produit des déchets et consomme du plastique, mais pas plus – et peut-être moins, qui sait – que d’autres événements d’une telle ampleur. On touche le cœur du problème, bien exprimé par le communiqué d’EELV : « en cette période toute particulière de crise sanitaire, les villes, départements ou régions sont parfaitement en droit de s’interroger sur l’opportunité d’accueillir le Tour, comme tout autre grand événement d’ailleurs » [9]. N’organisons plus rien ; la morosité actuelle nécessite une rigueur joviale. N’organisons plus de festivals, plus de kermesses, plus de rencontres sportives, plus rien. Surtout si c’est gratuit. Alors oui, cela rend les gens heureux. Mais cela pollue. En plus, ça coûte des sous. Allons, mourrons. Merveilleux monde d’après.

 

Pour un soir d’été

Ainsi les apôtres rose et vert décidèrent que leur mission devait raser les temples païens qui concurrencent la foi nouvelle. Il faut refuser le vélo lorsqu’on prêche la parole écologique ; il faut refuser la fête gratuite lorsqu’on évangélise contre l’industrie capitaliste. Tout est nouveau, rien n’existe et le bonheur est mensonge.

Car quel bonheur c’eût été ! Et peu importe que l’on aime le sport, que l’on aime le vélo, soyons francs, il ne s’agissait que de faire la fête[10]. Mais le Tour a-t-il jamais prétendu être autre chose qu’une fête ? D’immenses tablées sous le crépuscule attardé de juin, des litres et des litres de rires, une procession enjouée sur les bords de la route, la foule heureuse, les vieux, les jeunes : depuis des mois, que nous fallait-il de plus ? Or, ce rien qui s’offrait à nous, la Ville de Rennes nous l’a pris.

Elle l’a pris aux amoureux de la petite reine, les privant de voir chez eux cet ailleurs familier qui les anima. Mais pire encore, la Ville de Rennes l’a pris à son peuple, trop ambitieux d’aimer les choses simples.

Cette veille de Grand Départ, pour la première fois, les Rennais jalousent Brest où, déjà, le couvre-feu est levé.

La chaleur se vertèbre, il fleuve des ivresses                                                              

L’été a ses grand-messes et la nuit les célèbre                                                

La ville aux quatre vents clignote le remords

Inutile et passant de n’être pas un port

 

Romain Petitjean


[1] https://www.vududroit.com/2019/07/le-tour-cetait-vrai-avant/

[2] https://metropole.rennes.fr/le-budget-metropolitain

[3] http://www.presse.metropole.rennes.fr/accueil/documents-presse/tous-les-documents/27-10165/mise-en-service-de-la-ligne-b-du-metro-de-rennes-metropole-le-21-decembre-2020#:~:text=Le%20co%C3%BBt%20global%20du%20projet,(voir%20d%C3%A9tails%20plus%20bas).

[4] Pour des raisons de calendrier bouleversé notamment par le report des Jeux Olympiques, il aura lieu en 2022.

[5] https://www.ouest-france.fr/bretagne/rennes-35000/le-burkini-est-bien-autorise-dans-les-piscines-rennaises-5986896

[6] https://www.sportmag.fr/cyclisme/lincroyable-logistique-du-tour-de-france/

[7] https://www.ouest-france.fr/bretagne/rennes-35000/rennes-sur-la-rocade-le-trafic-augmente-chaque-annee-6597851

[8] https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/trafic/chasse-croise-la-france-est-un-pays-de-transit-entre-8-et-10-millions-de-vehicules-sont-attendus-sur-les-routes-ce-week-end_3561545.html

[9] https://www.ouest-france.fr/bretagne/rennes-35000/rennes-tour-de-france-europe-ecologie-les-verts-persiste-et-signe-6936724

[10] https://www.youtube.com/watch?v=iwM-eSeiyRc

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