Décentralisation. Trois actes sans finir une pièce.

« La France oppose aux diversités qui l’assiègent et la pénètrent sa force d’assimilation. Elle transforme ce qu’elle reçoit. Les contrastes s’y atténuent ; les invasions s’y éteignent. Il semble qu’il y a quelque chose en elle qui amortit les angles et adoucit les contours.[…] Le mot qui caractérise le mieux la France est variété. » – Paul Vidal de la Blache, Tableau de la géographie de la France, 1903.

La géographie semble, comme une scène de théâtre, se peupler et se décorer à mesure que progressent ses actes. Comme elle encore, elle attend le Deus Ex Machina, qui seul saurait dénouer ses pelotes de complexité. Pour incongrues, pour antinaturels qu’ils soient, les découpages entre les eaux et les roches la caractérisent bien plus que le silence lithoïdien[1] de son tapis de sédiments, que la sourdine de ses dépôts argileux. Où de silence, il faut au contraire parler de tintamarre, celui d’une cinquième dimension sans laquelle il n’y aurait ni graphos ni logos[2] : la dimension des Hommes.

Car tant qu’à parler de décentralisation, autant toucher du doigt la terre-sans oublier la mer, entrepositaires[3] des lignes imaginaires, de tant de sillons d’organisations.

Or l’organisation ne recouvre pas simplement l’administration des Hommes et des choses, mais surtout les liens entre les Hommes et les choses. C’est à dire tel que se jouera la pièce. En la matière, la théâtralité est au pinacle, du moins autant que la comédie le puisse ! Trois actes pour finir en parodie, trois actes sans achever la tragédie. On s’attendrait presque à ce que Dan O’Bannon et Ronald Schusset[4] en sortent un quatrième du placard.  A cause de l’absurdité.

Au point tel que l’on a fini par considérer, par un principe apodictique[5]-là où l’assertorique[6] devrait toujours dominer- qu’une décision était nécessairement plus efficace et meilleure- le second considéré comme identique au premier- dès lors qu’elle était mise en œuvre par une entité que la cartographie rendait proche des citoyens concernés. Qu’elle l’était encore plus si cette même entité l’avait elle même prise. Combo[7].

Le transfert de compétences concerne avant tout l’exécution des politiques publiques plus que le pouvoir normatif de les élaborer. Encore que la loi MAPTAM ouvre quelques portes à ce sujet, comme la demande d’adaptation des lois et règlements nationaux qui concernent directement une compétence régionale.

Cependant, dans les rapports entre les institutions et les citoyens, et ce que la posture discursive proéminente dans le débat public fait oublier, les usagers observent avant tout les politiques publiques à travers leurs effets matériels, concrets et constatables. Le rapport relève donc avant tout de l’exécutoire, de l’opérationnel et non pas de l’élaboration. C’est à dire en fait, dans cette notion si influente de notre droit public qu’est celle de « service public ». Ce que la communication politique, annonçant en grande pompe de nouvelles dispositions législatives à chaque nouvel enjeu de société, feint de ne pas voir. Aussi, l’Etat, bien que gardant la presque entière compétence normative, n’en apparaît pas moins en recul dans ses interactions avec les citoyens-administrés[8].

L’acte fondateur pose le dramatis personae: les années 1982 et 1983 font des régions des collectivités de plein exercice, suppriment la tutelle de l’Etat[9]– sauf la tutelle de substitution- instaurent le principe du contrôle a posteriori des actes, transfèrent nombre de compétences. Il se poursuit par la réforme de 2003, qui consacre le droit à l’expérimentation, fait de la décentralisation l’organisation de principe de la République et permet aux collectivités hors-Europe de proposer à l’adoption un statut particulier. Enfin, les lois MAPTAM et NOTRE de 2014 et 2015 suppriment (définitivement cette fois?) la clause générale de compétence[10] pour les départements et régions, tout en confirmant le chef de filat de celles-ci dans de nombreux domaines, semblant progressivement bâtir une prépondérance régionale sur les deux autres niveaux de collectivité. Plus spécifiquement, la loi MAPTAM met fin à la la « liberté locale de ne plus coopérer » en contraignant les communes à adhérer à des EPCI, tout en réduisant le nombre de ces derniers.

Toujours, l’organisation du territoire présente deux visages, l’un administratif, l’autre politique. La décentralisation est en cela un mode d’administration du territoire, mais aussi-censément- un haut lieu de la participation citoyenne au fonctionnement de la collectivité, une scène de la démocratie nationale.

Donc, la décentralisation, entendue comme transfert de compétences, de ressources et d’autonomie à des personnes publiques extérieures à l’Etat, mais imbriquées en son sein, ne peut faire l’économie d’une science encore trop oubliée : la démographie. Soit l’étude des Hommes sur un espace. Ce, quel que soit le versant de la décentralisation dont on parle : fonctionnelle[11] comme territoriale. En rappelant toujours que la réalisation de l’entité territoriale optimale reste utopique, qu’il est toujours complexe de tailler les institutions à la mesure des intégrations économiques, sociales, urbaines ou réticulaires ( réseaux de transports).

La volonté du législateur national tenait dans la conjuration d’une administration éloignée ; elle a convoqué un éloignement criant. Il a voulu réduire les inégalité, il en a provoqué de neuves. Il a souhaité abolir l’isolation, il a assigné de nouvelles solitudes. Le tout ne revient pas à dire que par nature, toute décentralisation serait mauvaise administration, que la décentralisation serait, derrière un visage mélioratif, une systématique de privation de la démocratie.

Un raisonnement circulaire où l’on conduit la décentralisation pour la décentralisation, par la décentralisation.

A trop vouloir sortir du centre pour se rapprocher des périphéries, on en vient à rendre périphérique ce qui devait être central. Pour des citoyens qui attendent beaucoup de leur Etat, qui ne jouent jamais autant de passion et de raison que lors de l’élection présidentielle, comme si l’Homme de l’Elysée se faisait magicien pour cinq ans au moins ; pour ces citoyens, il est inconcevable que leur Etat n’ait pas la puissance d’agir sur le réel. Difficile alors, de leur faire comprendre que de magie, il s’agit en fait d’affaire de bureaucratie, qu’il (le président) ne peut agir puisque ce n’est pas du ressort de l’Etat, mais des élus locaux. Qui, pour les citoyens, semblent être des « sans-visages », à l’exception notable des conseillers municipaux.

 

Mille-Feuille en Ouroboros[12] : Décentralisation centripète[13]

On entend généralement la décentralisation comme le moyen de desserrer l’étau par trop contraignant d’un Etat devenu omnipotent, s’occupant du moindre détail. C’est oublier, toutefois, qu’une décentralisation ne garantit pas de la survenance d’une centralisation par ailleurs, venant retirer du domaine des collectivités ce qui leur avait été cédé par l’Etat, ou bien plaçant, des collectivités dans l’orbite de leurs homologues. Cette « décentralisation centripète » passe par deux canaux, un canal géographique de redéfinition de l’échelle des collectivités territoriales ( « grandes régions ») et par la construction d’un pouvoir hiérarchique sectoriel de collectivités sur d’autres.

Ce dernier point allait à l’encontre de la construction des subdivisions territoriales en France depuis la loi de 1884 sur les communes. Il contredit partiellement le principe d’autonomie fonctionnelle des CT, par lequel aucune ne peut exercer de pouvoir hiérarchique sur une autre dans l’exercice du pouvoir réglementaire que lui confère le principe de libre administration.

C’est ainsi qu’une centralisation en remplace une autre. Ni totalement juridique ni dépourvue des atours du droit, cette centralisation profite avant tout à l’échelon supérieur des collectivités, les régions. Les communes en ont le plus à pâtir. S’opère un double mouvement, dextra un regroupement-désormais forcé- des communes au sein d’un établissement public de coopération intercommunal (EPCI), à la riche nomenclature, sinistra[14]un transfert croissant de compétences vers la région. Compétences mais également moyens, ce qui combiné à la baisse tendancielle des dotations de l’Etat, pèse sur le budget des communes, mais surtout sur leurs marges d’autonomie : bien des projets dépendent désormais de délibérations prises par le conseil intercommunal, ainsi que de subventions votées par les conseils départementaux et de plus en en plus, régionaux. Si bien que les projets d’aménagements d’une commune comptent jusqu’à cinq niveaux de financement, six si l’on compte le financement de l’UE-qui n’est qu’indirect. Conjugaison des temps : les régions sont gestionnaires du FEDER[15]– et du volet social du FSE (Fond Social Européen)- et emploient les fonds à leur guise, dans la limite de leurs compétences. La gestion du FEDER (Fond Européen de Développement Régional) ne s’opérait pas auparavant depuis la capitale : elle était dans les mains du préfet de région et du SGAR[16] placé sous sa direction.

Seul, un comité Etat-région surveille la bonne application des fonds, puisque l’Etat reste responsable de cette gestion. Décentralisation des bénéfices, centralisation des coûts.

Dans cette quête de redéfinition de l’échelon territorial pertinent, on cherche à élargir autour d’un diptyque : le couple intercommunalités et régions. Le rapport Jean Picq soulignait déjà, en 1995[17], que les communes étaient trop petites. Il faisait référence à la notion « d’échelle européenne », considérant que dans le cadre d’une convergence des politiques publiques européennes, les collectivités territoriales françaises étaient à la fois trop petites et trop uniformes (rigides?). Signe de l’évolution des mentalités : la loi du 16 mars 2015 sur le régime de bonification financier des communes nouvelles fut portée par le président de l’Association des Maires de France (AMF), le député UMP Jacques Pélissard. Le ton avait déjà été donné en 2014 lors de l’organisation par l’AMF d’un colloque consacré au regroupement communal. Fusion de communes ou EPCI, les édiles nationaux s’entendent sur un point : le sous-dimensionnement communal. Seuls les moyens d’action proposés changent[18]. Pour cause : les élus municipaux, notamment des communes les plus petites, voient dans la fusion des communes un moyen d’exister, de peser, dans des EPCI de plusieurs dizaines d’entre elles, c’est à dire de plus en plus vastes.

Outre le manque de lisibilité pour nos concitoyens de l’organisation administrative du pays, il est douteux qu’une centralisation des moyens et des compétences au niveau du chef lieu de région constitue une décentralisation visible. Le manque de lisibilité de l’action publique locale n’échappe à personne, tant il a été affirmé : le rapport Picq l’évoque, les rapports Balladur et Raffarin-Krattinger le développe.

Pour un administré des Pyrénées-Atlantiques, savoir qu’une décision est prise à Bordeaux plutôt qu’à Paris ne change rien à son sentiment d’éloignement-si tant est ce qu’il existe. Où est la décentralisation lorsqu’une entité décentralisée située à 500km vers le Nord prend une décision que l’autorité centrale-mais déconcentrée- du préfet pouvait autrefois  prendre pour son département de rattachement ? Ce centralisme régional pèse d’autant plus qu’il menace l’unité nationale. Construisant un régionalisme de facade pour mieux fortifier ses positions face à l’Etat, il menace de rompre l’égalité devant la loi, pourtant si chère aux Français. Après tout, Alexis de Tocqueville n’écrivait-il pas, dès 1856 «  Que la France était le pays où les Hommes étaient devenus le plus semblable entre eux »[19] ?

Cette rupture, déjà à l’œuvre en Nouvelle Calédonie, pourrait être amenée à jouer sur tout le territoire par le truchement des articles 71 et 73[20] de la Constitution. Se sédimente ainsi une nouvelle mise à distances des citoyens, ce que la décentralisation était justement supposer éviter. Il est des cas de proximité relative qui engendrent de l’anonymat !

C’est que les régions disposent d’atouts indéniables dans cette recomposition aux airs de courses. Dans le champ des avantages comparatifs, la pioche régionale est la mieux fournie. Ni hasard ni nature, tout réside dans la législation. Leur principale compétence, issue de leur chrysalide d’établissement public régional (EPR, 1972) reste le développement économique. Compétence stratégique s’il en est, tant la conjoncture se prête au primat de cette discipline, avec son lot de précarité, de stagnation de la croissance, de déficit commercial… Le SRDE ( Schéma Régional de Développement Economique) donne les coudées franches à la région en matière de définition des orientations de développement, d’aides financières aux entreprises. Si elles dépensent peu en proportion des autres collectivités (12,3% des dépenses totales des collectivités), elles ont de très larges marges de manœuvre dans leurs plans de dépenses et d’investissements[21].

Dans cette superstructure en pleine métamorphose, le conseil départemental opère par le charroi[22]. Il est cette mule encombrante mais terriblement pratique. Pour l’Etat, il se fait prestataire de politiques sociales dont la région ne veut pas. Pour cause, il s’agit de politiques publiques coûteuses qui n’offrent que très peu de marges de manœuvres. En matière de normes, l’Etat garde toute la main et se défausse de l’exécution sur le Département[23]. L’échelon intermédiaire de nos collectivités a l’insigne honneur d’inventer la survie à la Pyrrhus.

Impasse : l’agrandissement des régions rend indispensable le maintient d’un échelon intermédiaire. Le rapport Raffarin-Krattinger du 8 octobre 2013 les considère même comme le « premier échelon de la décentralisation par ses compétences de proximité »[24].  Souffrant de la perte de la clause générale de compétences, il se voit également départir de ses attributions par la région, qui reçoit peu de compétences de l’Etat.

Une timide ascendance régionale s’esquisse par la grâce du législateur. La loi confie en effet la présidence de droit de la Conférence Territoriale de la République à la Région. Plus subtil mais normatif, elle a également rendu « prescriptif » deux schémas élaborés au niveau régional : l’un concernant l’aménagement du territoire (SRADET), l’autre l’action économique ( SDREII) à travers lesquels pointent de sérieux enjeux de hiérarchie. La subtilité tient dans l’usage du mot « prescriptif » et non de celui de « contraignant ». Les actions des collectivités infra-régionales doivent être compatibles avec ces schémas et non pas conformes. Il n’empêche que, même si les autres collectivités participent à la conception des ces schémas, tout reviendra à leur niveau de précision. S’ils tendent à être si précis qu’ils ne laissent aucunes marges de manœuvres aux communes et Départements, la conformité sera rendue contraignante de facto. Certains schémas prendraient ainsi la voie des directives européennes.

Où l’on finit par craindre ou par dénoncer un « jacobinisme régional » ![25]

 

De la broderie dans les terroirs

Le constat pour les EPCI est encore plus saillant, véritables lots de consolation ou voies détournées d’intégration communale après l’échec traumatique de la loi Marcellin du 16 juillet 1971.

 Dans les départements ruraux, où le couple maire-préfet agissait comme la mamelle administrative par la combinaison d’aménagements urbains et par le désenclavement du territoire, le maire, en tant qu’autorité décentralisée, assiste au départ d’une portion croissante des ses pouvoirs. Les Côtes d’Armor ne comptent ainsi que sept EPCI-pour 343 communes-situées intégralement sur son territoire, trois autres interdépartementales, montrant d’autant plus l’entre-deux provisoire de ces établissements, destinés à se substituer à terme tant aux communes qu’aux départements. Il n’est pas anodin que pour la première fois, la loi RCT du 16 décembre 2010 articule chronologiquement une réforme des EPCI et une nouvelle « phase » de la décentralisation. Les communes tendent à devenir un équivalent français des civil parish (paroisses civiles) britanniques : aménagement urbain local, tracé des cimetières…

La collectivité de la Métropole de Lyon est à cet égard un laboratoire institutionnel grandeur nature[26], son statut particulier, mettant en défaut le canevas uniforme des collectivités, combinant les compétences de la commune et du département. Pour canevas il vaudrait mieux faire usage du terme de guipure[27], tant l’uniformité semble avoir cédé le pas devant la dentelure. Outre Lyon, le statut particulier de la « Collectivité de Corse », issu de la combinaison des  articles 72 et 72-1[28] de la Constitution et l’usage de l’expression « Assemblée de Corse » pour désigner son organe délibérant sont à souligner. Hors Europe, à l’exception de la Guadeloupe et de la Réunion, qui ont conservé le couple département-région, formant ainsi les dernières régions mono-départementales, toutes les collectivités ont un statut qui leur est particulier.

Les duo DOM/TOM puis DROM/COM, qui demeurent largement usités, ont volé en éclats. Le rapport Jean Picq revient ici, estimant déjà que les départements étaient trop uniformes[29].

La rhétorique de la complexité[30] sur laquelle s’organise cette réorganisation sur deux niveaux-grandes régions et communautés- , qui voit l’organisation des collectivités comme une source d’inefficacité livre une piètre défense de la décentralisation conduite depuis 1982, tout en occultant complètement le volet politique de celle-ci.

Le renforcement de la centralisation locale, comme autant de centrifuges[31] centripètes, pour éloignée des citoyens qu’elle soit, aspire à un renforcement de son rôle, à la hauteur, estime-t-elles (les régions) de leur nouveau statut de pièce-maitresse de l’organisation du territoire. Peu d’édiles régionaux réclament encore un pouvoir législatif, attachés au moins en surface à l’unicité de la norme nationale. Il n’empêche. Le rapport de Jacqueline Domenach rendu en 2010 auprès de l’Institut de la Gouvernance et de la Décentralisation[32], se propose ainsi de confier aux régions un pouvoir d’adaptation de la norme législative nationale aux conseils régionaux. Soit en fait, dans la hiérarchie des normes de la République Française, un pouvoir législatif, d’attribution certes, mais législatif. Similaire au régime qui prévaut en Nouvelle Calédonie.

Tout répond à l’efficacité, et à l’anglicisme d’efficience, si peu à la démocratie. A certaines exceptions prêts, léguées par l’histoire, les Français ne se reconnaissent pas de leurs régions, pis dans les EPCI, qui leur paraissent, à bon sens, être des entités administratives plutôt que politiques. Les politiques communautaires restent invisibles lors des élections municipales. Ce que la décentralisation aurait pu conférer aux citoyens, davantage de libertés politiques locales, on leur ôte en plaçant en surplomb des communes-collectivités- une technique de gestion du droit administratif, l’établissement public.  Faudrait-il plagier un Tadeusz Kosciuszko s’éplorant, après sa défaite à Mazowiecki de 1795, sur une Pologne en ruine : Finis democratiae ![33] Car s’il n’était question que d’efficacité de l’administration, et non de libertés politiques locales, autant conserver l’administration centrale-déconcentrée certes mais hiérarchisée- d’un Etat français éprouvé et en mesure d’adopter puis d’adapter la règle la plus générale au plus petit des cantons[34]. Evaluation des politiques publiques d’ailleurs située au cœur des réflexions sur l’action publique du début du XXIe siècle.

S’y refuser, à tout le moins dans le cadre décentralisé qui reste le nôtre, revient, de facto sinon de jure, à amoindrir au surplus la démocratie nationale, celle qui, sous les frondaisons, le feuillage, de la Nation, paraît aux citoyens comme la seule en mesure de toucher du doigt leurs aspirations.

 

Impuissance en spirale: la déception électorale comme mantra

Coqueluche de l’administration territoriale. Jouvence de la démocratie représentative. Modernité (en diable!) du micro face au macro. Retour d’une France souillée-dira-t-on peut être en coulisse- par son centralisme. Responsabilité, que dis-je, maturité de la marmaille locale, contre la confiance de la mama étatique. On ne tarît pas d’éloges, de dithyrambes, d’admonestations, de louanges, d’encomiastiques et d’apologéties pour qualifier à l’envie la décentralisation. On la retrouve cuisinée à toutes les sauces, dans tous les plats, telle l’histoire de l’historiographie de Charlemagne. Elle serait le creuset d’une démocratie renouvelée, une sorte d’ambroisie[35] à même de détourner la démocratie de la mort en assurant sa régénération dans une inépuisable Fontaine de Jouvences des libertés locales.

Les collectivités se voient comme sevrées d’un sein qu’elles sont aujourd’hui assez promptes à dénoncer. Tout serait mieux si l’on regardait l’usager dans les yeux (difficile pour la collectivité par excellence de la mise à distance).

Dès lors, votre serviteur propose, fort de ces quelques maximes, de saisir immédiatement le service d’accueil des régies de recettes des piscines municipales, sur toutes les questions qui concernent les citoyens, c’est à dire absolument toutes à divers degrés. Lire la bonne politique dans l’eau chlorée, voilà l’avenir de la décision publique !

La décentralisation s’inscrit dès son origine dans la structure de notre appareil électoral. Confier son élaboration à Gaston Deferre, maire de Marseille pendant 32 ans, ne réduisait pas le processus au symbole. Un changement de paradigme considérable était à l’œuvre. Une nouvelle plateforme électorale enfermant en spirale les mouvements politiques désireux d’accéder à Matignon ou à l’Elysée. Ou les deux. C’est pourquoi la droite de gouvernement, UDF et RPR, pourtant hostile au départ au projet, s’y est coulée comme dans leur meilleur moule. Ce qui fut d’ailleurs le cas de la gauche au départ, pour qui la décentralisation n’était que mineure comparée aux nationalisations ou au partage de la valeur ajoutée entre travail et capital.

Les arrangements politiques ne sont pas étrangers au faits de décentralisation et d’organisation du territoire. La métropole de Lyon est ainsi issue d’un véritable accord conclu entre Gérard Collomb, maire de Lyon et Michel Mercier, président du conseil départemental du Rhône ; sur fond de préservation des équilibres politiques locaux, notamment pour le centre-droit, la conservation de ses bastions électoraux rhodaniens. D’ailleurs, le maintient du statut d’EP pour les formes d’intégration intercommunales, et donc le refus de les ériger en collectivités tient également de considérations tout à fait politique:la présidence de tels EP ne s’ajoute pas à la liste limitative du cumul des mandats. Or un EP repose sur le principe de spécialité : il est créé pour mettre en œuvre une politique publique. Les EPCI, avec leur portefeuille fourni et diversifié de compétences, surtout à l’échelon le plus élevé qu’est la métropole, ressemblent à s’y méprendre à des collectivités qui ne disent pas leur nom.

Pourtant cellule de base de la démocratie, il s’opère ainsi dans les communes une dissociation entre l’espace opérationnel des politiques publiques et l’espace du jeu partisan. La commune demeure l’espace de formation des identités et des clivages politiques. Les intercommunalités deviennent la matrice de formation des politiques publiques. Il y a ainsi décorrélation entre la vie politique-au sens noble- et la vie administrative du pays. Ainsi les identités politiques ne se forment plus dans le but de concourir-sincèrement ou non- à l’intérêt général. Le Département n’est pas en reste dans cette économie des localités. On parle de « département providence », vecteurs de solidarité sociale et territoriale, notamment par le truchement d’une de ses dernières marges de manœuvre : les subventions aux communes, notamment les plus pauvres. Pour les élus départementaux, cette constitution de clientèles est affaire de légitimation dans un contexte de perte de sens auprès des institutions nationales de la légitimité historique du département.

 

Un tremplin pour les gouverner tous

L’appel de l’intérêt électoral, en fait des stratégies nationales de conquête du pouvoir, fera le reste. Car la décentralisation, à travers les collectivités territoriales autonomes du pouvoir étatique, formeront le tapis-tremplin de tout parti politique convoitant le pouvoir. Son rôle dans le jeu électoral national est inversement proportionnel à la mobilisation des électeurs sur les questions de décentralisation. Elles deviennent une matrice pour tout le système chiraco-mitterandien, c’est à dire pour le processus de calcification du multipartisme parlementaire à la française en deux pôles, confinant au bipartisme, et bientôt, à l’alternance des centres. Les élections locales, a fortiori les élections régionales, apparaissent comme des crash-tests pour la majorité parlementaire, comme l’antichambre d’une victoire future pour l’opposition. Soit en fait deux conséquences potentielles d’une séance de trampoline : décollage ou fracas tête-bêche.

 Ce qui compte, pour les commentateurs et les partis, ce n’est pas tant l’administration des collectivités que le message que la coloration de leurs organes délibérants renvoi sur le futur partisan des institutions nationales.  En fait de libertés politiques locales, c’est un thermomètre qui constitue le modèle de fonctionnement des collectivités, instrumentalisation hélas fortement ancrée. Toutefois, l’effondrement de l’alternance chiraco-mitterandienne place, surtout si LREM ne parvient pas à s’affirmer dans les collectivités comme une nouvelle force motrice, la décentralisation devant la péremption imminente de ce qui est devenu sa raison d’être politique.

Car si les élections locales forment à la fois tremplin et thermomètre, c’est par les effets qui découlent de la combinaison du paradigme de la Veme République et du cadre normatif de la décentralisation. Dit autrement, la Veme République n’était pas faite, politiquement, pour la décentralisation telle qu’elle fut réalisée. Cette dernière introduit une rupture brutale entre les aspirations politiques des électeurs et les moyens de réalisation de ces aspirations contenus dans les politiques publiques. Un hiatus entre ce que le peuple attend de ses dirigeants, au premier rang desquels le Président de la République, et ce qu’ils sont en mesure, juridiquement avant tout, de faire. Par néologisme, et pour reprendre par l’inverse Günther Anders, il existe une discrépance[36] entre ce que le peuple imagine des pouvoirs de son président, des compétences de son Etat, et ce qu’il peut faire réellement. Encore, une autre discrépance, plus cruelle, entre ce que le peuple imagine et ce que le président fait. Au delà de la méconnaissance, de la confusion, dans le partage des compétences des différentes institutions nationales, surtout due au rôle prééminent que les Français accordent au chef de leur Etat.

Si, la principale source de l’affaiblissement de la capacité de l’Etat à conduire des politiques publiques, donc à agir sur le réel, reste l’Union Européenne et les multiples délégations de souveraineté qu’elle recueille, la décentralisation constitue un autre drain aux moyens d’agir de l’Etat. Ces deux suintements ne sont pas sans se connaître, sans entamer quelque processus de fusion, comme dit plus haut s’agissant des fonds du FEDER ou du FES. Comme encore, l’UE est utilisée comme prétexte émancipateur pour certaines élites locales qui y voient une alliée contre un Etat qu’ils ne peuvent définitivement plus voir peint sur une toile. De son côté, l’UE est ravie de pouvoir tirer le fil de certaines aspirations locales, pouvant compter sur les ambitions, grossissant les traits de certains endémismes[37] de folklore et d’identité. En gardant à l’esprit que ces entités locales sont  et resteront trop faibles, trop petites et dépendantes d’elle, s’assurant ainsi s’il était besoin de la pérennité de leur partenariat. En la matière, des deux côtés, on se satisfait de ce contournement de l’échelon national, obstacle parfois, souvent, aux buts de chacune des deux parties.

Il s’en suit un véritable cercle-vicieux. L’incapacité de l’Etat à agir comme l’entendaient les électeurs accroît d’autant son impopularité. Celle-ci se manifeste lors des élections locales, où l’opposition remporte la mise, qu’elle voit comme une confirmation de la justesse de ses positions. Elle se sert ainsi de ces élections comme d’une préparation à une prise de pouvoir future. Ce qui explique par exemple le retournement de la droite suite aux élections régionales de 1986, car obtenant 21 régions sur 26, elle cesse immédiatement son opposition à la décentralisation de 1982, comprenant bien l’intérêt qu’elle peut avoir à se servir de ces élections comme intermédiaires en vue des prochaines législatives[38]. Ce sera parfaitement confirmé par les régionales de 1992, qui préfigurent les résultats des législatives de 1993.

Par là, l’impuissance relative de l’Etat due à la décentralisation-en lui ôtant des compétences- nourrie une déception électorale qui profite aux partis, qui peuvent ainsi capitaliser sur cette déception électorale pour mieux conquérir le pouvoir au niveau national. Soutenant, au moins indirectement, cet effet politique majeur de la décentralisation. Aucune considération éthique, aucun jugement de valeur ici, on ne reprochera pas à des partis aspirant à la conquête du pouvoir de se servir d’un contexte aussi fertile et d’en cueillir les fruits. Il eut fallu que l’Etat de la Veme République ne sécrète pas les conditions favorables à la renaissance d’un phénomène qu’elle entendait justement conjurer.

Dans une Veme république pourtant élaborée dans l’objectif-c’était l’un de ceux à l’esprit du Général et de Michel Debré- de mettre fin à un régime de parti-notamment par le parlementarisme rationalisé- c’est un retour du jeu des partis par la fenêtre des collectivités. Nous sommes bien loin de l’objectif affirmé de liberté locale, tout entier instrumentalisé dans l’économie d’une « partitocratie infra-étatique ».

 

Killian Schwab


[1]« en rapport, en relation avec le sol ». Du grec ancien lithos, la pierre.

[2]Graphos et logos étant des renvois à deux sciences étudiant le sol : la géographie et la géologie.

[3]« Qui entrepose »

[4]Il s’agit des scénaristes du film Alien de 1979, réalisé par Ridley Scott. La saga de science fiction présentant un découpage peu conventionnel de ses films en quatre actes, au lieu de trois habituellement.

[5]Se dit d’un énonce nécessairement vrai. Vrai hors de toute circonstances.

[6]Se dit d’un énoncé vrai en fait et non comme nécessité. Dans un cas c’est vrai, mais cela pourrait ne pas l’être.

[7]« En rapprochant la décision du territoire, on est plus efficace », lançait ainsi le président du conseil régional du Centre-Val de Loire, François Bonneau, le 12 février 2019 à Tours. Pourquoi ? Comment ? Nous ne le saurons pas.

[8]Un sondage de l’IFOP de janvier 2017 rapportait ainsi que 56% des Français étaient prêts à payer davantage d’impôts si cela permettait de maintenir les services publics de proximité.

[9]Qui était le pendant de la personnalité juridique des collectivités.

[10]La clause générale de compétence assure aux communes, et auparavant à toutes les collectivités territoriales, de régler ses affaires propres directement par son organe délibérant, comme le conseil municipal.

[11]Celle-ci est caractérisée par la technique de l’établissement public, de plus en plus par une agencification croissante (création d’Autorités Administratives Indépendantes et d’Autorités Publiques indépendantes).

[12]Symbole graphique d’un serpent se mordant la queue

[13]Qui tend à se rapprocher du centre.

[14]Dextra : à droite, sinistra : à gauche.

[15]27,5 milliards d’euros pour la France entre 2014 et 2020, gérés à 77% par les régions. Source : https://www.europe-en-france.gouv.fr/fr/programmes-europeens-2014-2020/qui-gere-les-programmes-europeens

[16]Secrétariat Général pour les Affaires Régionales

[17]Le rapport est disponible gratuitement sur vie-publique.fr : https://www.vie-publique.fr/rapport/24726-letat-en-france-servir-une-nation-ouverte-sur-le-monde-rapport-au-p. Rapport très instructif et qui ne saurait être envisagé selon un mode binaire bien/mal. Notamment son introduction sur l’illisibilité croissante pour les citoyens de l’action publique.

[18]Voir :Frinault Thomas, « Les communes nouvelles : l’invité surprise de la réforme territoriale », Revue française d’administration publique, 2017/2 (N° 162), p. 277-294. DOI : 10.3917/rfap.162.0277. URL : https://www.cairn-int.info/revue-francaise-d-administration-publique-2017-2-page-277.htm. D’une manière générale, les travaux de Thomas Frinault sur l’organisation territoriales sont à lire.

[19]In L’Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville, 1856, GF Flammarion, Préface par François Mélonio, 1988,Flammarion,Paris.

[20]Article 73 : « La création par la loi d’une collectivité se substituant à un département et une région d’outre-mer ou l’institution d’une assemblée délibérante unique pour ces deux collectivités (…) »

[21]Cela se voit budgétairement par la place du volet « dépenses d’investissements » des régions. A tel point que celles-ci dépassent les dépenses de fonctionnement dans certaines régions, comme en Ile de France. Voir :https://www.lagazettedescommunes.com/618007/les-regions-redonnent-des-couleurs-a-linvestissement/

[22]Transporter par chariot

[23]Entendu comme collectivité territoriale. « Département » pour cette dernière, « département » pour la circonscription de l’Etat

[24]Le rapport est en accès libre sur le site du Sénat :https://www.senat.fr/notice-rapport/2013/r13-049-notice.html

[25]La formule a ainsi été employé lors du 16eme congrès des Régions de France du 19 octobre 2020.

[26]Le rapport Balladur du 5 mars 2009 proposait déjà de faire des métropoles des collectivités de plein exercice.

[27]Technique particulière de broderie-dentelle.

[28]Article 72 « Les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les régions, les collectivités à statut particulier (…) ». Article 72-1: «  Lorsqu’il est envisagé de créer une collectivité territoriale dotée d’un statut particulier ou de modifier son organisation, il peut être décidé par la loi de consulter les électeurs inscrits dans les collectivités intéressées. »

[29]Voir page 23 : « La commune est trop petite, le département trop uniforme, la région rarement à l’échelle européenne »

[30]A titre d’exemple de cette rhétorique de la complexité :https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/il-faut-un-nouvel-elan-a-la-decentralisation-1124273

[31]Qui s’éloigne du centre.

[32]Cet Institut n’est pas une personne publique mais un Think Thank. Cependant, il fut fondé par deux édiles locaux : Paul Graziani, président du conseil des Hauts de Seine et Jean Yves le Drian, alors maire de Lorient.

[33]La légende veut que Kosciuszko se soit écrié « Finis Poloniae ! »

[34]Sur ce sujet de l’efficacité, voir cette remarquable synthèse de l’organisation de la République : https://www.institut-rousseau.fr/decentralisation-et-organisation-territoriale-vers-un-retour-a-letat/

[35]Substance censée conférer l’immortalité aux Olympiens du panthéon grec.

[36]De l’Allemand « Diskrepanz », qui se rapproche du « hiatus ». Pour une présentation synthétique de la pensée de Günther Anders, voir :Jolly Édouard, « I. Penser la technique contemporaine », dans : , Günther Anders. Une politique de la technique, sous la direction de Jolly Édouard. Paris, Michalon, « Le Bien Commun », 2017, p. 11-29. URL : https://www.cairn-int.info/gunther-anders–9782841868742-page-11.htm

[37]Caractère propres à un milieu. Exemple : le chamois est endémique des milieu montagneux.

[38]Même si, en 1986, les législatives et les régionales ont eu lieu le même jour.

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