Le chemin vers les temps modernes ou la concentration du corps politique sous l’égide du pouvoir royal

Le siècle de du Guesclin, le XIVe siècle, décrit souvent comme un âge terrible en raison des famines et épidémies qui sévirent à cette période, est un âge charnière, marquant le début de la transition du Moyen Âge vers les Temps modernes. Nous ne traiterons pas ici de tous les changements sociaux, économiques qui animeront cette transition, mais nous nous attarderons surtout sur le changement de paradigme politique et institutionnel. Cette évolution eut un impact sur l’identité du corps politique, et la notion de souveraineté.

 

La montée en puissance des Rois capétiens

Cette dialectique des rapports de puissance entre vassaux et suzerain va consacrer la victoire du Roi des Francs, devenu Roi de France, sur les féodaux, grands comme petits. Nous l’avons rappelé dans notre article précédent, le domaine royal, c’est-à-dire les terres qui sont la possession directe du Roi, ne sont que d’une superficie très faible durant le Haut Moyen-Âge. Or la terre confère les ressources financières par l’impôt, et les ressources en hommes par le ban. Il apparaît alors que la puissance matérielle du Roi est faible comparée à celle de ses grands vassaux. Cependant, cette puissance matérielle est contrebalancée par le prestige et la puissance « juridique », spirituelle et idéologique qui sont conférées au Roi par l’Eglise et par la chevalerie, comme nous l’avons évoqué. Il faut ajouter à cela un prestige et une autorité conférée par l’Histoire, car les rois capétiens s’inscrivent dans le prolongement des rois carolingiens. Cette filiation peut même s’entendre au sens propre, tant les rois capétiens, notamment Philippe Auguste, cherchèrent à prouver une unicité de la race régnante (race étant ici à entendre dans son sens premier, c’est-à-dire de lignée), en trouvant du sang carolingien dans leurs ancêtres[1].

Cependant, le rapport de force matériel va lui aussi peu à peu être dominé par le Roi des Francs, devenu Roi de France sous Philippe II dit Auguste. En effet, s’il est une caractéristique bien connue des rois capétiens, c’est leur propension à accumuler patiemment mais sûrement les territoires. Par des politiques d’habiles alliances, un refus des aventures guerrières trop risquées, mais aussi une tranquillité relative à l’égard des turpitudes de son puissant voisin germain, le domaine royal s’est vu renforcé progressivement, jusqu’à faire du Roi lui-même, l’un des plus puissants seigneurs du Royaume. Cette réalité temporelle rejoignant la réalité spirituelle et symbolique, le Roi des Francs devint peu à peu le maître incontesté de son Royaume. Le mouvement est entamé par Louis VI Le Gros (Roi de 1108 à 1137), et il est consacré sous le règne de Philippe II Auguste à la fin du XIIe siècle[2]. Deux siècles auront donc été nécessaires aux souverains capétiens pour arriver à ce niveau. Ses héritiers, notamment Saint Louis et Philippe Le Bel, poursuivront l’œuvre de renforcement du pouvoir royal, tant sur le plan territorial que juridique et financier.

Cette puissance va s’accompagner d’une conception nouvelle de la souveraineté et de son incarnation, illustrée dans l’événement majeur du XIVe siècle : la Guerre de Cent Ans.

 

L’épisode de la Guerre de Cent Ans et son rôle sur le corps politique

Sa cause, ses origines, sont profondément féodales. Il s’agit, en effet, d’un conflit dynastique, d’un partage d’héritage contesté. Le trône de France est alors revendiqué par deux familles : les Valois d’une part, et les Plantagenêt d’autre part.

En 1328, à la mort de Charles IV Le Bel, dernier fils de Philippe IV Le Bel, une crise de succession s’ouvrit. En effet, celui-ci, comme tous ses frères, n’a pas d’héritier mâle. La primogéniture étant la règle depuis Hugues Capet, afin d’éviter les guerres de succession entre les héritiers et le partage du Royaume comme cela se déroulait sous les rois mérovingiens et carolingiens, il fallait trouver une solution pour la succession du trône. L’héritier mâle en ligne directe était alors Edouard III, fils d’Isabelle, la fille de Philippe Le Bel, et d’Edouard II, le Roi d’Angleterre. Mais les grands du Royaume, avec l’aide des feudistes de l’époque, se prévalurent alors de la fameuse loi salique, qu’ils prétendaient tenir des Francs et de l’auguste ancêtre Pharamond. Cette loi, que Maurice Druon appela « la loi des mâles », écartait les femmes de la succession au trône. Ceci eut pour but de faire passer la couronne sur la tête du neveu de Philippe Le Bel, Philippe de Valois, qui sera donc Philippe VI de France. Ainsi, la Couronne de France et la Couronne d’Angleterre restaient distinctes[3].

Cet épisode illustre l’existence en elle-même de la Couronne, en tant qu’institution, et non pas comme bien matériel relevant du patrimoine du souverain. En effet, la loi salique n’existe pas dans le droit féodal, et de nombreux fiefs ont été transmis à des femmes qui les ont détenus, l’administration en étant confiée à leur époux. Or, par l’application de cette loi, il apparaît que la Couronne de France, et son expression territoriale et juridique qui est le Royaume de France, ne sont plus considérés comme des biens du patrimoine de la famille régnante, mais comme une institution dont la transmission obéit à des règles propres. Ceci marque profondément la distinction entre la personne du Roi, et l’institution de la Royauté. Il s’agit ni plus ni moins que d’un transfert de la souveraineté de la personne du Roi à la Couronne. Le Roi continue d’incarner de manière charnelle et physique cette souveraineté, mais il n’en est qu’un dépositaire, et non plus un propriétaire, il ne peut plus en jouir ou en abusé librement. Nous ne nous priverons pas ici, au risque de paraître cuistre, de citer le grand Alexandre Dumas, qui, par la bouche du Comte de la Fère, alias Athos, s’adressant à son fils Raoul sur la tombe du Cardinal de Richelieu, donnait le sens de la distinction entre le Roi et la Royauté : « Raoul, sachez distinguer toujours le roi de la royauté ; le roi n’est qu’un homme, la royauté, c’est l’esprit de Dieu ; quand vous serez dans le doute de savoir qui vous devez servir, abandonnez l’apparence matérielle pour le principe invisible, car le principe invisible est tout. Seulement Dieu a voulu le rendre palpable en l’incarnant dans un homme »[4].

Cette question du caractère incessible de la Couronne se répéta de manière exacerbée un siècle plus tard au moment de l’odieux Traité de Troyes de 1420, celui-ci réglant la succession du Roi de France de manière anticipée en léguant la Couronne au Roi d’Angleterre[5]. Là encore, si la Couronne n’était qu’un bien, le Roi pouvait en disposer comme bon lui semble. Or, comme l’affirmèrent les juristes de l’époque, la Couronne échappe à la volonté du Roi, et sa transmission suit des règles qui lui sont propres. Par la suite, l’épopée johannique permettra de faire concorder les faits avec le droit, la Pucelle d’Orléans emmenant le Dauphin Charles se faire sacrer à Reims, au nez et à la barbe des Anglais. Les deux héros que sont Bertrand du Guesclin et Jeanne d’Arc ne seront d’ailleurs pas étrangers à la naissance du sentiment national.

Cet épisode sera fondateur pour la suite de l’Histoire de France, car, d’un conflit d’origine dynastique, la Guerre de Cent ans finira par être la première guerre nationale de notre histoire. En effet, c’est par leur opposition et leur affrontement, dans une forme de dialectique historique, que la nation anglaise et la nation française vont naître, en miroir l’une de l’autre. Nos deux nations se doivent donc mutuellement d’exister. Il est à noter que le conflit entre la France et l’Angleterre aura une portée vitaliste, permettant l’affirmation de deux corps politiques distincts, les raffermissant, leurs conférant leur ipséité. Il n’en va pas de même pour les conflits nous opposant à nos autres voisins, notamment ceux vivant par-delà le Rhin, car ceux-ci seront des conflits ayant pour but la mise à mort de l’autre. D’où la distinction, selon nous, entre celle « d’adversaire héréditaire » qu’est l’Angleterre, et « d’ennemie héréditaire », qu’est l’Allemagne.

Au travers de ce truchement de conflits entre règles juridiques, lois successorales et rapport de forces, c’est la conception moderne de la souveraineté qui émerge, dépouillée des derniers oripeaux de la féodalité. Il ne fait alors plus aucun doute que le Royaume de France constitue lui-même un corps politique, exclusif de l’existence de tout autre en son sein.

Ceci ne doit pas pour autant nous autoriser à parler de « nation » à l’époque. Ce serait une erreur majeure, un anachronisme. Si la nation française est en germe, les pousses ne sont pas encore sorties de terre. Le corps politique est en revanche une notion intemporelle, une réalité qui perdure à travers le temps.

 

Anthony Véra-Dobrões


[1]  Colette Beaune : La notion de nation au Moyen Âge, 1987.

[2]  Il est évident qu’à compter de ce moment, le corps politique ne peut être que le Royaume, et que l’ambiguïté soulevée dans l’article précédent, donnant lieu à une hypothèse, n’est plus.

[3]  Si le Roman national présente cette manœuvre des grands féodaux comme les prémices d’un sentiment patriotique, il faut surtout y voir l’expression d’un intérêt bien compris de ceux-ci à voir la Couronne sur la tête du seigneur le moins puissant entre Edouard III et Philippe VI, et ainsi préserver une part de leur autonomie.

[4]  Alexandre Dumas : Vingt ans après, p756, édition Robert Laffont, Collection Bouquins, 1991.

[5]  Dans ce traité, Charles VI, dit le Fou, légua la succession du Royaume à Henry V d’Angleterre.

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