Le corps politique dans la société féodale : Un émiettement façon puzzle ?

Cet article a pour objet de poursuivre les réflexions autour de la société médiévale. Après un rapide exposé de l’établissement de la société féodale, et de ses conséquences politiques et institutionnelles, nous chercherons à proposer un niveau d’existence du « corps politique ». Notion que nous utiliserons souvent au fil de ces lignes s’agit, le corps politique est, pour faire simple, une société humaine unie et souveraine[1]. Les éléments caractéristiques du corps politique sont son ipséité, c’est-à-dire son caractère singulier, et la souveraineté, c’est-à-dire sa capacité à s’autodéterminer et à s’affirmer comme existant dans l’Histoire. Les corps politiques ont pris différentes formes à travers l’histoire (cités-Etats grecques, République puis Empire romain, Principautés féodales, Royaumes, Nations, etc.).

 

Les premières dynasties franques

Dans les premières dynasties franques, le corps politique était celui du Regnum Francorum, c’est-à-dire le Royaume des Francs[2], peuple composé des sujets du Roi des Francs, ce dernier incarnant dans sa personne la souveraineté dudit corps politique. La souveraineté étant un attribut patrimonial, elle était transmise aux héritiers du trône, sans pour autant, chez les Mérovingiens du moins, diviser le corps politique lui-même en autant de parts que le nombre d’héritiers existant. En effet, après la mort de Clovis, bien que partageant sans cesse le territoire du royaume entre héritiers, les rois mérovingiens continuaient d’admettre l’existence du Royaume des Francs en tant qu’entité unique, et chacun lutta pour la réunification de celui-ci sous son autorité. La souveraineté n’était alors pas partagée mais indivise, entre les mains des différents héritiers du roi. Cette indivision ne durait pas, car souvent, sur les premières générations suivantes, l’un des héritiers parvenait à réunifier le Royaume au bout de longues années de guerre civile.

Ce fut en réalité au moment de la succession de l’empire de Charlemagne qu’une division du corps politique qu’était le Royaume des Francs eut lieu. Après le Traité de Verdun[3], trois corps politiques émergèrent, en lieu et place d’un seul. En effet, cette fois, l’indivision de l’Empire carolingien se transforma au fur et à mesure des générations en un partage distinct, chaque héritier et sa descendance étant souverain de sa partie de l’empire, qui devenait un royaume. Or, il ne peut y avoir de maintien du corps politique après cette succession, car il ne peut y avoir de co-souveraineté, ou de souveraineté partagée. Autre particularité, les deux corps politiques polarisés sont mus par une force les poussant vers celui du milieu pour le réabsorber, mais pas de réunir à nouveau le corps politique en un seul[4]. Une sorte de summa divisio s’était donc établie entre deux corps politiques distincts.

Pour les assister dans leur mission d’administration du Royaume, les Rois francs avaient nommé des Comtes[5], qui étaient des hommes libres d’ascendance gallo-romaine (issus du patriciat) ou franque. D’abord simples exécutants de la monarchie mérovingienne, puis carolingienne, leur statut évolua avec les événements.

 

La mise en place du système féodal

Le déclin de la dynastie carolingienne au IXe siècle aboutit à un impossible maintien de l’ordre au sein du Royaume de Francie Occidentale[6]. En effet, le Roi n’était plus en mesure d’assurer son rôle de garant de la paix, incapable de lutter contre les bandes armées ou les raids des Arabes (au Sud), des Hongrois (à l’Est), et surtout des Vikings, qui frappaient n’importe où sur le territoire du royaume. En parallèle, le corps social s’organisa, et réagit à cet état de défaillance. Les Comtes prirent alors à leur charge la défense de leurs portions de territoire, poussés parfois par le Roi lui-même, mais souvent par l’Eglise. Cette dernière souhaitait coûte que coûte maintenir l’ordre, mais le clergé ne pouvant se défendre car ayant fait vœu de non-violence, il dut se trouver des champions. Les Comtes érigèrent des fortifications, les premières mottes féodales, d’abord aux murs de bois, qui permettaient d’accueillir les populations des campagnes sinistrées et ravagées. Le pouvoir royal acta cet état de fait en concédant aux Comtes, qui devinrent alors des princes régionaux[7], la souveraineté sur des terres (le fief), en rémunération de leur service[8]. Ces terres étaient d’abord concédées à titre viager, le Roi nommant ou révoquant les comtes durant son règne, puis elles devinrent rapidement un bien patrimonial des Comtes, qui le transmettaient ensuite à leurs héritiers. Des prérogatives régaliennes sont alors transmises à ces princes, comme le pouvoir de battre monnaie, d’apposer son sceau[9] ou de lever le ban[10]. En revanche, le Roi gardait le magistère de représentant de Dieu sur Terre, et les comtes devaient lui prêter hommage, celui-ci demeurant leur souverain (ou suzerain), et eux ses vassaux.  La mise en place de ce réseau de relation d’homme à homme constitue le début de la féodalité.

 

L’organisation féodale : une myriade de souverainetés éparses

La féodalité, qui tire son nom du fief, était donc une organisation de la société (française d’abord puis occidentale ensuite) durant l’époque médiévale[11]. S’il paraît hasardeux de donner une date précise, l’on pourrait situer sa naissance au moment du déclin de la dynastie Carolingienne, à la fin du règne de Louis le Pieux[12], soit au IXe siècle. Nous n’aborderons pas ici le cas des alleutiers, ces propriétaires terriens libres et hors de la féodalité qui disparurent peu à peu en se fondant dans le système féodal, nous concentrerons notre propos ici sur un aspect du système féodal, qui concerne surtout l’un des trois ordres[13], la noblesse, détentrice du pouvoir temporel, à savoir celui du lien vassalique.

Les grands vassaux du roi, ces Comtes, qui étaient dans les faits devenus des Princes, connurent très rapidement le même sort que le Roi, car les dimensions de leurs territoires en rendaient le contrôle impossible. Ils recrutèrent pour les aider dans leur mission de maintien de l’ordre des hommes libres qui leur prêtèrent hommage et devinrent également leurs vassaux. En rémunération de ces services, les Comtes offrirent d’abord à ces hommes libres mais pauvres le gîte et le couvert[14], puis, déjà au IXe siècle ils leurs concédèrent à eux aussi des terres. Avec les terres, ils concédèrent aussi à leur tour une partie de leurs prérogatives, et non des moindres, celle du ban, donc de la force et de son usage. Comme les Comtes, ces vassaux s’empressèrent de marquer leur indépendance en érigeant des mottes, puis des châteaux, ils furent appelés des chatelains (et leur fief une châtellenie). On observa donc un phénomène de ruissellement de la souveraineté du Roi vers les seigneurs locaux.

Cette aristocratie constituait la classe éminemment guerrière de la société, la fonction de maintien de l’ordre et d’usage de la force était alors sa fonction première. Pour assurer l’ordre sur leurs terres et remplir leurs obligations vassaliques, toute cette aristocratie s’entoura d’hommes de mains, souvent peu recommandables (issus de la paysannerie ou bien alleutiers souhaitant s’assurer une protection), qu’on appelait alors les milites[15]. Ces hommes combattant à cheval, on les retient aujourd’hui dans la mémoire sous le nom de chevaliers. Avec le développement technologique (étriers, selle à pommeau) et le perfectionnement des techniques de combat à cheval (protection des chevaux renforçant la puissance d’impact), ces hommes de mains devinrent des guerriers d’élites. A force de fréquenter la noblesse, de se marier avec les filles ou nièces de leurs maîtres, ils finirent par fusionner avec elle. Également, les évolutions techniques rendaient les équipements plus protecteurs et efficaces, mais aussi plus chers, et donc un filtre par l’argent s’effectua au moment de l’adoubement. Alors qu’à la base, tous les nobles étaient chevaliers, mais que l’inverse était loin d’être le cas, le paradigme s’inversa complètement dès la fin du XIIe siècle : tous les chevaliers étaient nobles mais l’inverse n’étaient plus vrai.

Cette digression sur la chevalerie a son importance dans notre exposé, car l’absorption de ce corps d’élite par la noblesse puis la confusion qui fut faite entre les deux conféra un immense prestige à l’aristocratie. Il est intéressant de noter que l’Eglise consacra cette transition, notamment en parant des bénédictions, à l’origine royale, l’ordre guerrier, puis, comme nous l’avons expliqué, la noblesse. Cette évolution appuie donc le transfert de souveraineté.

Bien que l’Eglise eût une importance immense dans la société féodale, en raison notamment de son monopole du savoir et de la place de Dieu dans la vie des hommes, elle était soumise à cette noblesse qui, comme le dit le loup de la fable à l’agneau : la raison du plus fort est toujours la meilleure. Les agneaux de Dieu et leurs bergers n’échappaient pas à cette maxime. Dès lors, la souveraineté était entre les mains de la classe guerrière, de la noblesse. C’est elle qui, en tant que dépositaire de la souveraineté, portait sur elle l’existence ou non du corps politique ; un corps politique devant être souverain pour exister. Si elle se soumettait, le corps politique disparaissait au profit de son maître, et inversement si elle résistait ou s’émancipait.

Ainsi, du Royaume des Francs, aux grandes Principautés, la souveraineté semblait couler telle une cascade pour finalement se transmettre au niveau de son exercice réel : celui des seigneuries locales, dans un périmètre d’une journée de cheval. Les Ducs ou les Comtes étaient quant à eux trop loin pour surveiller les agissements de leurs vassaux, souvent occupés à déjouer les complots de plusieurs d’entre eux et surtout méconnaissant la majorité de leurs sujets. La société étant alors rurale, le lieu de vie est le village, qui se trouve sous la coupe et la protection du seigneur local. C’est ce dernier, qui incarnait alors la souveraineté aux yeux du peuple. C’est lui qui rendait la justice, qui levait les impôts, qui assurait leur protection. Dans une époque où les cartes représentant le royaume n’existaient pas, la projection de chacun n’est que visuelle. Pour le paysan, elle s’arrête généralement à son village, son champ, et le château de son seigneur. Les déplacements longs sont rares, les voies de communication romaines étant en mauvais état, faute d’entretien, et peu sûre, faute de police efficace et effective. Les populations ne se sentent liées chacune qu’à leur seigneurie, au sein de laquelle elles forment ce qui ressemble le plus à un corps politique. Elles se savent être les sujettes d’un seigneur, puis d’un féodal d’un rang supérieur, puis d’un autre, enfin jusqu’à arriver au Roi, figure transcendante et mystifiée[16], au pouvoir duquel le peuple n’est jamais confronté, sauf sur les territoires du domaine royal.

Dès lors, aux alentours de l’An Mil, moment d’équilibre féodal, les grandes régions que sont la Bretagne, l’Aquitaine, la Bourgogne, et autres, ne forment déjà plus de corps politique, sauf sous forme de représentations, concurrentes des représentations du pouvoir royal, héritées de l’époque carolingienne.

 

La nuance apportée à la souveraineté seigneuriale par les obligations vassaliques

Ceci nous amène cependant à une nuance, car si la réalité du corps politique semble celle de la seigneurie, il convient toutefois de préciser que le seigneur local n’est pas non plus totalement souverain. En effet, s’il exerce la souveraineté, qu’il en possède une portion délimitée territorialement, qu’il préside aux destinées des hommes présents sur ses terres, il est néanmoins astreint à des obligations vis-à-vis de son suzerain. Tout d’abord, ce dernier peut lever le ban, et donc convoquer son vassal à venir guerroyer à ses côtés, pendant plusieurs mois de l’année[17], gratuitement. Surtout, en cas de manquement à ses devoirs vassaliques, le suzerain peut confisquer ses terres, et les incorporer à son domaine, c’est ce qu’on appelle la « commise ». C’est d’ailleurs ce qui arriva avec le Duché de Guyenne[18] que Philippe VI confisqua en 1337 à Edouard III, roi d’Angleterre, mais aussi son vassal en raison de la possession dudit Duché.

Dès lors, comment affirmer qu’un corps politique, qui se caractérise par sa souveraineté, qui ne peut être que pleine, entière et non subordonnée[19], puisse être incarné, représenté, par une personne soumise à une autre ?

La réponse passera pour celle d’un normand, mais elle est pourtant la seule qui puisse être : tout dépend des circonstances et de l’exercice réel de la souveraineté. La féodalité consacre donc pour droit celui du rapport de force. Dès lors qu’un suzerain n’est pas en mesure de soumettre son vassal, ce dernier est souverain, et son fief est donc un corps politique.

L’histoire de la monarchie franque, puis française, nous montre que selon la personnalité du Roi et selon le caractère de ses vassaux, des circonstances géopolitiques, ces rapports de forces ne sont jamais constants, et qu’il existe en réalité un mouvement de balancier, oscillant d’une réalité politique à l’autre, d’un Royaume à la Principauté régionale, de celle-ci à la Baronnie ou à la Vicomté, de celles-là au fief d’un châtelain.

La seule constante dans cet univers est celle de la religion. Comment se positionne-t-elle dans ce rapport de force ? La religion va consacrer la force des seigneurs locaux, en changeant sa doctrine, basée par principe sur la non-violence, pour autoriser une violence légitime, maintenant la Paix de Dieu. Elle va donc armer la noblesse pour l’exercice de la souveraineté. Cependant, elle conserve au Roi, un rôle plus que symbolique, car celui-ci demeure le représentant du Dieu unique sur Terre. Cette légitimité divine maintient la vigueur du lien vassalique qui unit le Roi à ses vassaux.

Une autre idéologie va elle-aussi maintenir l’existence politique du petit Roi capétien[20], celle de la chevalerie, qui consacre dans sa littérature, dans son imaginaire, le lien vassalique, comme étant un modèle à suivre. L’imaginaire chevaleresque va profondément marquer et influer le comportement de la noblesse. Le manquement au devoir vassalique était unanimement condamné par la société féodale et constituait un juste motif de guerre[21].

Dès lors, il apparaît que le corps politique, à l’époque féodale, est en tension permanente. Son image ne peut clairement se dégager, elle est floue. Sa réalité concrète est celle de la seigneurie, mais celle-ci n’est pas pleinement souveraine. Tous les individus sont les sujets du seigneur, mais ils sont aussi les sujets du Duc ou du Comte, et également les sujets du Roi. Parmi ces cercles concentriques, lequel constitue le corps politique ? Pour répondre à cette question, nous nous appuierons sur la notion de puissance.

 

La puissance comme critère majeur de distinction du corps politique médiéval

La puissance est la mise en œuvre de la souveraineté, c’est-à-dire la mobilisation de tous les atouts dont dispose un corps politique, de manière souveraine, donc de manière libre et indépendante. Cette puissance s’exerce en rapport avec celle d’autres corps politiques ou au sein d’un même corps politique. Pour qu’un corps politique soit, il doit être souverain, et donc assurer la persistance de cette souveraineté erga omnes (à l’égard de tous). S’il n’est pas nécessaire pour le corps politique d’être d’une puissance exactement égale à celle des autres, il faut néanmoins qu’il soit doté d’une puissance au moins suffisante pour ne pas être écrasé par celle des autres. Comme le dit très bien notre camarade Killian Schwab, la puissance est « l’épée maintenant à bonne distance les menaces sur cette souveraineté »[22].

Au Moyen Âge, le niveau de puissance qui confère la masse critique suffisante pour affronter les corps politiques extérieurs, et donc pour exister face au monde, est tantôt celui de la chrétienté, tantôt celui du Royaume. En effet, il s’agit du niveau pour lequel la levée du ban permet de lever suffisamment d’hommes pour mener une guerre d’ampleur. C’est lors d’affrontements armés avec un ennemi extérieur que ce seuil de puissance minimal est atteint. Ce sont également deux niveaux de représentations fortes, car tous deux s’appuyant sur la figure de l’empire (Carolingien pour le premier, Romain d’Occident pour le second).

Concernant la chrétienté, nous pouvons évidemment nous appuyer sur la première croisade, qui entraîna l’affrontement d’une partie du bloc chrétien, occidental, contre une partie du bloc musulman, oriental. Cependant, il faut néanmoins émettre des réserves sur cette hypothèse. D’abord, l’Eglise comme nous l’avions expliqué plus haut, avait entériné et même appelé de ses vœux la domination de la noblesse sur son ordre. Elle dépendait beaucoup trop d’elle pour réellement pouvoir la maintenir sous son joug. Également, cette première croisade, qui eut lieu de 1095 à 1099, ne fut suivie en réalité que par des grands féodaux, et non pas par des Rois, souverains (d’où le nom de croisade des barons[23]), ce qui est assez révélateur. Concernant la deuxième et la troisième croisade, la foi d’abord, et le prestige que les souverains comptaient retirer de l’expédition, furent les motivations qui habitèrent ces hommes libres, imprégnés du christianisme et de l’idéologie chevaleresque. Car c’est en hommes libres, et non en commis ou soldats du Pape, qu’ils prirent les armes et partirent pour la Terre sainte. Et puis, parler de corps politique chrétien reviendrait à fondre la souveraineté de tous les Rois d’Europe d’en faire le pape l’unique dépositaire. Une telle hypothèse est évidemment fausse, chaque souverain étant indépendant les uns des autres, et le Pape la plupart du temps impuissant face à eux. L’attitude du Roi de France ou de l’Empereur à l’égard du Saint siège, lors de divers épisodes, suffisent à l’illustrer, sans qu’il soit besoin d’épiloguer sur la querelle des investitures ou sur la gifle d’Anagni. A défaut d’armée suffisamment puissante, le souverain pontife ne pouvait que liguer des seigneurs contre d’autres, ces derniers ne suivant alors que leurs propres intérêts, qui concordaient avec les demandes, et non les injonctions, de Rome. La théocratie européenne ne vit jamais le jour.

Concernant le Royaume, nous pourrions citer deux exemples assez anciens de levée massive du ban royal. Le premier est celui de la Deuxième Croisade menée par Louis VII en 1147, qui, bien qu’ayant abouti à un échec, montra la capacité du Roi, qui n’était pas un modèle de charisme et d’autorité, à réunir malgré tout l’ensemble de ses grands vassaux derrière sa bannière. Nous pourrions également citer l’exemple, aux connotations plus nationales, de la bataille de Bouvines, au cours de laquelle les vassaux du Roi de France[24], rassemblés derrière ses couleurs, affrontèrent d’autres corps politiques, celui du Saint-Empire Romain Germanique, et de ses alliés[25]. Ces unions n’étaient certes que ponctuelles (une par siècle), mais elles eurent le mérite d’exister et de montrer que le Roi, bien qu’encore faible en tant que prince parmi les princes, conservait tout de même ses prérogatives de suzerain, donc de souverain. Aussi, chacune put constituer une représentation forte, un coup de burin dans le marbre de la statue en devenir qu’était la France.

A la suite de ces raisonnements, nous nous proposons de donner une échelle au corps politique durant l’ère médiévale. Nous nous risquons à cet exercice difficile, tant le Moyen Âge est une période extrêmement distincte de la nôtre, et nous nous exposerons volontiers aux foudres de nos lecteurs. Il apparaît que le corps politique, à la suite de la chute de l’Empire carolingien, s’est cristallisé dans le Royaume. Ce niveau possède le degré de puissance suffisant pour exister à l’égard des autres corps politiques qui l’entourent. Cette position théorique, qui n’engage que son auteur, peut cependant s’appuyer sur un argument d’autorité, à savoir le recul historique. Nous constatons en effet une évolution tout au long du Moyen Âge, qui va accoucher de l’Etat moderne. C’est en quelque sorte derrière « le sens de l’histoire » que nous nous abriterons de l’orage.

 

Anthony Véra-Dobrões


[1]  Pour une définition plus fournie, nous renvoyons à la conférence de notre camarade Killian Schwab : Souveraineté, sortir des représentations (https://www.youtube.com/watch?v=NcpoAMjC28o&t=1s).

[2]  Et non pas Royaume de France, la distinction ayant son importance.

[3]  Traité signé en 843 et actant le partage de l’Empire carolingien en trois royaumes, répartis entre les trois enfants de Louis Le Pieux : la Francie Occidentale pour Charles le Chauve, la Lotharingie pour Lothaire Ier, qui conserve par ailleurs le titre impérial, et la Francie Orientale pour Louis le Germanique, qui deviendra après la Germanie. Seuls les blocs occidental et oriental perdurèrent, la Lotharingie étant partagée entre Charles le Chauve et Louis le Germanique lors du traité de Meersseen en 870, suite à la mort de Lothaire II. Le second fils de Lothaire Ier, Louis II dit le Jeune, hérita d’un territoire équivalent au nord de l’Italie actuelle.

[4]  Nous faisons ici remarquer que la polarisation à l’ouest et à l’est amenant la différenciation totale des deux corps politiques qui deviendront la France et l’Allemagne, n’empêchera pas ceux-ci de toujours converger vers le centre, la Lotharingie, pour de nouveau l’unir à eux. L’on a là le point de départ de la lutte millénaire entre la France et les différentes incarnations de l’Allemagne.

[5]  Précisons ici que la dignité de « Comte » existait déjà sous l’Empire romain. Il s’agissait, pour faire simple, de l’administrateur d’une grande ville. Le Comte franc aura pour sa part la charge d’administrer une province.

[6]  Il faut noter ici que la Germanie se maintint quant à elle dans un état relativement proche de celui de l’empire carolingien, l’empereur gardant pendant longtemps le contrôle direct sur ses provinces et ses cités.

[7]  Le terme de prince est ici à entendre au sens premier du terme, c’est-à-dire le princeps en latin. Il s’agissait du titre porté par les premiers empereurs romains depuis Auguste, période qu’on appela le Principat. Le Princeps, ou Prince, est donc à entendre comme le détenteur de la souveraineté. Plus tard, le mot prendra le sens d’héritier mâle de Couronne (Prince de France), sens qui nous est parvenu aujourd’hui.

[8]  Ce fut le cas de la Champagne, de la Bretagne, de l’Anjou, du Poitou, des Flandres, etc.

[9]  Le sceau est le symbole du pouvoir légal, celui de conférer une valeur normative à un acte.

[10]  Le ban est le pouvoir de lever une armée composée de ses vassaux.

[11]  Le terme nous vient très probablement du Comte Henri de Boulainvilliers (1658-1722).

[12]  Fils de Charlemagne, Roi des Francs et Empereur d’Occident entre l’an 814 et l’an 840.

[13]  La trifonctionnalité, théorisée par Georges Dumézil, et appliquée à la société féodale, donne trois ordres que sont le clergé (ceux qui prient), la noblesse (ceux qui combattent), et le tiers-état (ceux qui travaillent pour nourrir les deux autres).

[14]  D’où l’expression de l’historien Marc Bloch, qui disait de cette vassalité qu’elle « sentait le pain de ménage ».

[15]  Milites est le pluriel de miles qui donna le mot « militaire ».

[16] Sur le caractère quasiment « magique » du roi, nous invitons nos lecteurs à se pencher sur les rois thaumaturges, auxquels, dès Robert II dit Le Pieux, des pouvoirs de guérison surnaturels seront prêtés.

[17]  Obligation qui sera assez rapidement restreinte à une quarantaine de jours par an.

[18] Actuel Aquitaine, Limousin et la partie occidentale de l’ancienne région Midi-Pyrénées.

[19]  La souveraineté étant un absolu, comme le dit Jean Bodin, dans Les six livres de la République.

[20]  L’adjectif « petit » est là pour refléter une réalité de pouvoir : le Roi de France n’est, à l’avènement de la dynastie capétienne, qu’un Prince parmi des Princes, et son domaine n’est pas le plus grand, loin de là. Ses terres n’englobent même pas l’actuelle Ile-de-France, elles sont discontinues, comme des îlots perdus au milieu des terres des grands féodaux (exemple d’Orléans ou de Senlis). Or il s’agit d’une époque où la puissance est conférée par la terre, car source de richesses dans une société encore largement agraire, et source et de puissance militaire, via le ban car plus on a de terres, plus on a d’hommes qui peuvent se battre.

[21]  Nous renvoyons à ce sujet le lecteur sur notre précédent article : Bertrand Du Guesclin : Un modèle de loyauté.

[22]  Killian Schwab : « La souveraineté comme universelle particularité ». On pourrait d’ailleurs ajouter, pour filer la métaphore, qu’une dague, bien que plus courte, n’en demeure pas moins dissuasive. Ainsi, en matière de puissance comme d’autres choses, ce n’est pas la taille qui compte, mais la fermeté exposée.

[23]  Nous ne traiterons pas ici la croisade populaire, emmenée par Pierre l’Ermite.

[24]  Notons ici que c’est sous le règne de Philippe Auguste que l’on passe du Regnum Francorum au Regnum Franciae, c’est-à-dire que l’on passe du Royaume des Francs au Royaume de France. La distinction n’est pas que de forme, il s’agit ni plus ni moins que de l’apparition de l’entité « France ».

[25]  1214, belligérants : Royaume de France contre le Saint-Empire Romain Germanique, le Royaume d’Angleterre et le Comté de Flandres (qui s’était soulevé contre le Roi de France).

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