À la recherche du football perdu

Quand, au stade, on se met à discuter avec un ancien, il est rare qu’il résiste à nous conter son football d’antan : ses petites histoires, ses gloires et ses amertumes. En l’écoutant, on entend dans sa voix les mêmes vibrations qui font briller son regard. Les vieux amis ont quitté les gradins et les anciens joueurs les terrains, certains cru disparus de la mémoire, beaucoup disparus de ce monde ; pourtant les raconter, parfois par plaisir, parfois par accident, les ramène à son cœur et l’on s’aperçoit alors, pris de révérence, ô combien le souvenir chéri rétablit l’âme bien au-dessus du temps qui passe. Tous les quinze jours, cet ancien n’est plus ancien. Il est heureux.

Le football, comme peu de choses, ne se réduit pas à lui-même. Il anime la vie de gens sans nombre et, pourtant, il est aujourd’hui en déperdition. En France, un malaise saisit ses passionnés. Les lignes suivantes cherchent à le révéler à ceux qui l’ignorent, à armer ceux qui le déplorent.

 

Du côté du service public

Le football est un service public. Par sa pratique et son suivi, il vérifie la définition qu’en donne le dictionnaire Larousse : « activité d’intérêt général, assurée par un organisme public ou privé soumis aux règles qui sortent du droit commun ». Dans sa pratique, il assure une fonction de sociabilisation, d’éducation, d’apprentissage de soi et de l’altérité. Mais il partage cette qualité avec tous les sports et, au-delà, avec la culture et l’école, de sorte que le présent article délaisse volontairement cette approche, néanmoins essentielle et dont on peut en tout état de cause esquisser deux réflexions : la première que ces trois institutions (sport, culture et école) sont malheureusement trop dissociées malgré leur mission commune ; la seconde, pour abreuver la première, consistant simplement à relayer Albert Camus : « Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois. »

C’est la seconde approche du football qui fera l’objet de ces développements, notamment en ce qu’elle lui est une caractéristique propre mais également parce que, malgré son importance sociale, elle est soit reléguée soit méconnue dans le débat public. Cette approche n’est plus la pratique du football, mais, donc, son suivi. Car, qui peut nier que le football est un vecteur, peut-être aujourd’hui plus que tout autre, d’identification à un groupe et de partage d’émotions collectives ? Surtout, dans notre société morose et fragmentée, qui peut nier l’intérêt général de ces phénomènes ?

Pour s’en convaincre, il suffit de prendre pour exemples local et national les victoires respectives du Stade Rennais en Coup de France et de l’équipe de France en Coupe du monde et de constater l’ampleur considérable de leurs effets, peu importe leur durée. Aujourd’hui, quels autres événements sont susceptibles de gommer les différences sociales et politiques pour rétablir une unité vacillante, un consensus dans le partage ? Ces dernières années, quand les Rennais ont-ils été aussi fiers de leur ville que, chantant sous la pluie place de l’Hôtel de Ville, ce 28 avril 2019 ? Quand les Français ont-ils autant fait France que ce soir du 15 juillet 2018 ?

Entendons-nous donc bien : ce n’est pas parce que le football est vecteur d’identité et d’émotion qu’il est d’intérêt général, c’est parce que cette identité et cette émotion sont partagées par des millions de citoyens. Et ainsi, car ne pouvant exister l’une sans l’autre – l’on s’identifie car on sait l’émotion promise, tout autant que l’on est ému car pris dans un quelque chose qui nous dépasse, elles contribuent à faire société.

Pourtant, parmi tous les citoyens participant aux réjouissances mentionnées, la majorité ne pratique pas ou plus le football. Mais elle le suit, certes avec une intensité variable : il est vrai que la victoire et la liesse populaire agglutinent – et c’est heureux – ceux qui y portent d’ordinaire un relatif désintérêt. Pour eux – la majorité des gens, finalement – le suivi du football produit ses effets sociaux ponctuellement, lorsqu’ils sont les plus aigus. Y voir un intérêt général est discutable car ces épiphénomènes de masses sont trop rares et aléatoires. A contrario, c’est en s’en extrayant pour se concentrer sur la « communauté » des suiveurs réguliers du football, que sa dimension de service public se révèle avec plus d’acuité. Plus précisément, les rapports identitaire et émotionnel sont pour les suiveurs réguliers bien plus intenses car ils s’attachent essentiellement à un club.

 

A l’ombre des clubs en fleurs

Le suivi d’un club appelle des critères identitaires plus personnels et donc plus prégnants : alors que le supporteur moyen de l’équipe de France l’est parce qu’il est français et qu’il aime bien le football, le supporteur d’un club l’est pour beaucoup par identification à sa ville ou à sa région (et, par opposition, contre une autre ville, etc.), par héritage familial (où l’on suit le club suivi par le père) ou encore par fidélité à un souvenir d’enfance (combien comptent les souvenirs de stade ou des rencontres épiques de Ligue des Champions télévisées lorsque l’on a dix ans). La dimension symbolique est donc prépondérante ; or le symbole, d’autant plus partagé, concourt à la construction du soi.

Quant au rapport émotionnel, il est naturellement bien plus sollicité. D’une part en ce que les supporteurs vivent ensemble plus souvent la déception que la satisfaction, plus souvent la rancœur que l’allégresse. D’autre part parce que, en conséquence, en reportant toujours au samedi prochain l’espérance du bonheur, le supporteur place l’affection pour son club en haut lieu parmi les variations de la vie quotidienne. Partagées par des dizaines de milliers de personnes, ces fluctuations populaires du cœur et de l’âme ne doivent pas être ignorées.

Surtout, on ne peut balayer d’un revers de main le fait que le football soit pour tant un moyen d’exister par procuration dans une société d’anonymat. Il ne faut pas craindre de le voir comme religion de substitution à de nombreux égards, si le terme provient de relegere – relire – et religare – relier. Car qu’est-ce que l’existence sinon être et ressentir, l’identité et l’émotion, relire et relier ? Lorsque le Stade Rennais remporte la Coupe de France en 2019, ce sont tous les Rennais qui existent aux yeux d’une France du football qui les moquait ; lorsque nous battons Arsenal, c’est l’Europe du football qui prend acte de notre existence ! Et cela vaut à toutes les échelles : lorsque l’En Avant Guingamp évolue en première division, c’est tout le Trégor qui existe ; lorsque les amateurs des Herbiers se confrontent aux vedettes du PSG en finale de Coupe de France, ce sont Cathelineau, La Rochejaquelein et Charrette qui existent encore ; lorsque le FC Nantes... Tous les suiveurs réguliers de football sont intimement convaincus de la possibilité d’exister dans ce monde et face à ses grands. C’est cette foi qui transcende le lien social et qui, au-delà de l’amour du jeu, unit les supporteurs. Parce que cet impossible impossible, ce « un jour, peut-être », c’est exister. Exister ensemble.

Le football est un service public mais, comme tous les autres, il est en crise. Et comme il ne revêt cette dimension que pour une minorité – très importante tout de même – de la population, seuls ses bénéficiaires (plutôt que ses usagers) ressentent la maladie. En effet, décrire une telle situation semble paradoxal pour la majorité des citoyens pour qui le rapport au football se limite à l’équipe de France et dont les bonnes performances et la popularité retrouvée sont gage de santé. En revanche, les millions de suiveurs réguliers constatent avec amertume que « quelque chose ne va pas ». Ou ne va plus. Ainsi n’entend-on pas fréquemment les « ça n’est plus ce que c’était » et autres « j’ai plus de mal à m’y retrouver aujourd’hui » empreints de mélancolie.

 

Le côté des droits TV

Plusieurs caractéristiques du football français participent du sentiment qu’il nous échappe. Il est proposé d’en dresser brièvement un état des lieux pour ensuite démontrer comment elles résultent pour beaucoup – pas que – d’un contexte défavorable qui ne lui est pas propre. En éludant la crise institutionnelle qui ronge tant la Fédération (délégation du Ministère des sports chargée d’organiser la pratique du football) que la Ligue (subdélégation de la Fédération chargée d’organiser le volet professionnel) mais qui tient davantage d’une fâcheuse tendance française à placer à des postes importants des personnes sans compétence ni vision, on peut schématiquement distinguer trois crises qui, communicant entre elles, singularisent la situation actuelle.

Une première crise est celle qui s’attache aux droits télévisuels. Elle n’affecte pas directement le lien social créé par le football mais elle révèle des phénomènes qui, eux, l’atteignent. On entend par droits télévisuels le prix qui est versé par les diffuseurs aux clubs professionnels, via la Ligue, en contrepartie de leur exclusivité de diffusion des rencontres. Ces sommes constituent la première source de revenus des clubs, les plaçant pour presque tous en situation de dépendance économique. Deux événements récents mettent en exergue la fragilité de cette situation.

Dans l’ordre chronologique, l’arrêt du championnat pour cause de coronavirus a asséné aux clubs français un premier coup financier : les diffuseurs (Canal+ et BeIn) ont logiquement refusé de verser les sommes dues au titre des rencontres qui n’allaient pas se produire. Ainsi, la non-reprise de la compétition – grandement favorisée par une cacophonie minable des acteurs institutionnels du football français n’ayant pu faire valoir leurs intérêts auprès du gouvernement – a obéré une part non-négligeable du chiffre d’affaires des clubs, dont l’équilibre financier est déjà d’ordinaire au bas mot précaire.

Comme si cela ne suffisait pas, l’actualité immédiate est gouvernée par la défaillance financière du nouveau diffuseur, MediaPro (qui opère via la chaîne dédiée TéléFoot). Fonds d’investissement espagnol financé, in fine, par l’Etat chinois, MediaPro avait remporté le dernier appel d’offre du printemps 2018, au détriment des diffuseurs traditionnels comme Canal+, en promettant un montant record de droits s’élevant à plus d’un milliard d’euros. Avides ou naïfs, les présidents de club français ont signé des deux mains sans juger bon d’exiger aucune garantie bancaire – une faute relevant de l’incurie à ces sphères de négociation.

Le marché débutant pour l’automne 2020, les clubs français ont pendant deux ans, sans s’inquiéter du manque de références de MediaPro en matière audiovisuelle, ni même de sa dégradation financière, rehaussé leurs budgets dans l’attente du pactole. Or, aujourd’hui MediaPro n’est pas en mesure de payer les sommes dues et la Ligue, toute honte bue, est contrainte à la renégociation à la baisse des droits pour que les clubs ne passent pas à leur tour en état de cessation des paiements, faisant s’écrouler tout le football professionnel français.

Par-delà même la crise panique qu’elle provoque ces dernières semaines, la dépendance aux droits télévisuels illustre parfaitement l’instabilité du modèle économique du football français (qui vaut également, mais en moindre mesure, pour les autres pays européens qui se démarquent également par la compétence de leurs dirigeants). Or, pour filer une métaphore industrielle, ce surfinancement sans garanties du football a eu pour conséquence une surévaluation de sa main d’œuvre : concrètement, les joueurs évoluant en Ligue 1 sont surpayés par rapport à leur niveau sur le marché international[1].

 

Sodome et Gomorrhe, Tome I

Une deuxième crise porte sur l’identification au club. Avant d’être précisée et développée, elle doit être remise dans son contexte économique. Avec les droits télévisuels, l’autre ressource principale des clubs de football français – surtout pour les clubs moyens qui ne peuvent compenser avec une image de marque internationale lucrative – sont les indemnités de transfert, c’est-à-dire les sommes versées par un autre club en contrepartie de la rupture anticipée du CDD du joueur. Comme la France dispose d’un gigantesque réservoir de pratiquants, elle produit une grande quantité de joueurs. Mais comme son championnat souffre de la concurrence financière étrangère, elle est dans une position exportatrice subie qui, notamment compte tenu d’une masse salariale démesurée, oblige ses clubs à liquider leurs meilleurs actifs. Dit autrement, les clubs sont tenus de vendre leurs meilleurs joueurs, toujours plus jeunes, pour rester à l’équilibre financier.

Or cette situation induit une perte d’identification à deux échelles. En premier lieu, la nécessité liquidative aboutit à une rotation accélérée des effectifs et les clubs, cherchant à assurer une plus-value rapide, sont en compétition pour le recrutement des meilleurs jeunes, n’hésitant pas à faire traverser la France un adolescent de seize ans pour le faire signer professionnel – dont on ne peut pas dire que cela soit bienfaiteur pour l’épanouissement[2]. En résulte que les joueurs restent de moins en moins longtemps dans les clubs et proviennent de moins en moins de leurs régions. Ainsi se brise le mythe, qui pourtant exista longtemps, de l’équipe composée pour partie de « petits gars du coin » à laquelle on pouvait s’identifier car les joueurs pouvaient être nos anciens camarades ou nos enfants, rendant ainsi le club tellement plus proche de la vie quotidienne[3] – en ce sens, à Rennes, la popularité d’Eduardo Camavinga tient pour beaucoup du fait qu’il soit avant tout vu comme un gamin de Fougères.

En second lieu, les clubs assumant davantage cette réalité économique, cette désaffection identitaire qui pouvait porter sur l’équipe peut désormais également toucher le club en tant qu’institution. Qu’on s’explique : claironnant que leur rentabilité – et pour certains la satisfaction des exigences de leurs actionnaires (on pense notamment à Lille et Bordeaux) – repose sur ces marges sur CDD, certains clubs ne feignent plus ce que les autres maquillent encore avec pudeur et se présentent sans détour comme des entreprises d’achat-revente de joueurs, confiant à l’entraîneur le seul soin de valoriser le produit dans les meilleurs délais.

Or, en matière de football, l’amour n’est pas conditionné par les finances, si bien qu’il s’érode comme l’aimable se réduit au rêve. Naturellement cette perte d’indentification est réciproque : les joueurs, sachant bien que leur vocation, d’ailleurs commune à celle du club, est de le quitter à court terme, n’ont ni le temps ni la nécessité de s’y attacher.

 

Sodome et Gomorrhe, Tome II

Enfin, une troisième crise a pour objet la qualité de jeu. Pour permettre au profane de l’appréhender, il faut poursuivre le paradoxe préalablement évoqué à propos de l’équipe nationale : bien qu’elle présente des résultats probants depuis des années, sa réussite n’est pas partagée par les clubs français, alors que le parallélisme vaut chez les grandes nations européennes. En effet, les clubs français n’ont depuis 2010, et sans en avoir gagné aucune, atteint les demi-finales des coupes européennes que 6 fois (contre 13 fois pour l’Allemagne championne du monde en 2014 et 31 fois pour l’Espagne championne du monde en 2010). Pire, la médiocrité des clubs français se révèle au-delà des résultats par la qualité du jeu proposé : il est rare qu’une journée de Ligue 1 fournisse ne serait-ce qu’une moitié de rencontres de bonne facture – alors que les diffuseurs la survendent.

Une première explication peut être trouvée dans un certain nombre de paradigmes qui innervent le milieu du football français et dont on nous excusera de présenter peut-être trop grossièrement :

  • dans la formation des jeunes joueurs, la priorité donnée aux capacités athlétiques au détriment des qualités techniques délaisse de nombreux potentiels (Antoine Griezmann en est un parfait exemple : jugé trop frêle par les centres de formation français, il a dû s’expatrier en Espagne pour devenir professionnel) et aboutit à faire du joueur français moyen un joueur justement moyen ;
  • dans la direction des clubs professionnels, la croyance en la nécessité de capacités financières préalables à l’édification d’un jeu attractif permet la sempiternelle excuse à la purge du « on joue avec nos moyens » – alors que ce raisonnement est faux dans l’histoire du football ;
  • dans la formation des entraîneurs, un conservatisme aigre et frileux répugne aux idées novatrices : aucun français n’entraîne les grandes équipes européennes ;
  • enfin, les joueurs ne sont pas en reste : pour beaucoup le football professionnel n’est pas une passion mais un moyen de s’enrichir ; les à-côtés du terrain étant plus convoités que le plaisir du jeu.

Une seconde explication, complémentaire et peut-être même préalable, est d’ordre économique. On l’a vu, le modèle économique du football professionnel français doit énormément aux indemnités de transfert. Il est ainsi révélateur que, parmi les grands championnats européens, la Ligue 1 soit celui où jouent – et de très loin – le plus grand nombre de jeunes joueurs, forcément et comme dans tout métier moins talentueux que ceux jouissant de l’expérience. Pour reprendre les quatre tares énoncées ci-dessus, il est indiscutable que cette obligation de revente rapide soit néfaste à la qualité de jeu et, in fine, aux résultats, en ce que :

  • elle ne favorise pas une formation aboutie des jeunes joueurs car il faut en tirer profit au plus tôt ;
  • elle ne donne pas le temps nécessaire pour développer un projet de jeu ne serait-ce qu’à moyen terme ;
  • elle rend plus ardue la tâche de faire bien jouer une équipe dont les meilleurs éléments sont vendus tous les étés ;
  • elle ne facilite pas non plus l’investissement personnel des joueurs qui n’attendent que l’ascenseur financier du prochain transfert.

Aujourd’hui, le constat est sans appel : exception faite du PSG, les meilleurs joueurs français jouent à l’étranger et les meilleurs joueurs de Ligue 1 veulent la quitter.

 

Les prisonniers

Malheureusement, les tenants du football constatent également ces problématiques. Malheureusement car ils n’en conçoivent les solutions que dans le cadre libéral – le mot est lâché ! – contemporain dont le versant de la libre circulation des travailleurs[4] est pourtant à l’origine du mal. Reprenons : économiquement, le libéralisme a pour effet de faire primer le capital sur le talent (tous deux contribuant à la création de la richesse) car il est plus aisé pour le premier d’acquérir le second que l’inverse. De bout en bout s’opère une concentration de la richesse entre les détenteurs préalables du capital, ceux-ci condamnant la concurrence à ne pouvoir survivre qu’en leur cédant leurs talents. Alors, les riches s’enrichissant et les pauvres ne s’enrichissant pas, une économie à plusieurs vitesses s’installe inexorablement. C’est la situation du football depuis trente ans : tant au niveau national qu’européen, les grands clubs agglomèrent les titres et la liste des champions comme celle des exploits se tasse.

Mais cette libéralisation économique n’est pas un phénomène naturel, elle procède de la volonté des hommes, et plus particulièrement des normes qu’ils édictent. En matière de football, la plus décisive est l’article 45 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne, qui justifie l’annulation de toutes les lois que pourraient prendre les parlements élus des Etats membres qui lui seraient contraire, et qui est ci-dessous reproduit :

« 1. La libre circulation des travailleurs est assurée à l’intérieur de l’Union.

2. Elle implique l’abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des États membres, en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail. »

C’est sur ce fondement que la Cour de Justice de l’Union Européenne, dans son arrêt Bosman du 15 décembre 1995 à propos de « clauses de nationalité » limitant jusque lors le nombre des joueurs étrangers dans les effectifs, a logiquement et plus largement condamné les restrictions légales et réglementaires aux transferts des joueurs. Pour comprendre l’esprit de cet « interdit d’interdire », on peut citer l’éloquent avocat général chargé de l’affaire :

« A notre avis, il est aussi parfaitement clair que les règles que nous avons à examiner ici ont pour effet de restreindre la concurrence. Les clauses de nationalité entament les possibilités des différents clubs de se concurrencer par les joueurs qu’ils alignent. Cela constitue une restriction de concurrence entre ces clubs. »

            A compter de cette décision, la seule limitation des clubs pour aligner les meilleurs joueurs est devenue leurs capacités budgétaires. En a résulté une course aux financements (le montant des droits TV, des indemnités de transferts et, mécaniquement, des salaires a explosé) et, plus généralement, la situation de concentration capitalistique classique décrite plus-avant.

Ainsi, la situation n’est pas à imputer à un quelconque « foot business ». Si l’expression désigne l’appréhension du football par le monde économique, alors il a toujours existé : depuis les origines, de nombreux clubs ont reposé sur des financements industriels et payer plus cher le meilleur joueur de l’équipe rivale pour l’engager a certainement été la première idée féconde de l’histoire du sport. Non, le mal réside dans la conception libérale de l’économie du football tendant à ne le considérer que comme un simple et unique produit de consommation.

 

La passion disparue

Quels sont donc les remèdes libéraux proposés aux maux libéraux du football ? Naturellement, une fuite en avant. En France, la crise des droits TV pousse certains dirigeants à promouvoir leur répartition non plus équitablement entre tous les clubs professionnels mais prioritairement au profit des clubs générant le plus d’audiences et de revenus. Leur argument peut s’entendre : dans une logique concurrentielle, pourquoi subventionner les petits et moyens clubs qui ne dégagent de résultats probants ni financièrement ni sportivement ? Mais, logiquement, une telle évolution n’aurait pour effet que de qualifier d’abyssal le gouffre séparant les toujours plus riches des toujours vivants.

Au niveau européen, la même logique a cours mais est encore plus prononcée. Elle se justifie également sur la question des droits TV (et revenus publicitaires, sponsoring, etc. qui s’y agrègent) retirés de la participation à la Ligue des Champions. Considérables, ils sont pour les clubs, soit une manne exceptionnelle recherchée plus que le parcours sportif lorsque la participation est exceptionnelle, soit une condition à leur équilibre financier lorsque leur présence est régulière. Aujourd’hui, les très grands clubs européens s’unissent pour organiser une sécession vis-à-vis des coupes européennes organisées par l’UEFA. Alors que l’accès à ces dernières a toujours été conditionné aux performances sportives dans les championnats nationaux respectifs, l’objectif est de créer une ligue fermée au sein de laquelle tous les gros budgets européens auraient leur place assurée. Là encore, leur plaidoyer est audible : la performance sportive relevant d’un aléa jamais maîtrisable, le risque d’une non-participation n’est plus acceptable compte tenu des enjeux financiers.

Une telle issue constituerait une réelle révolution dans le football, et même plus généralement dans l’histoire du sport européen, lequel s’est toujours construit sur un système pyramidal d’accession et de relégation entre les divisions sur le seul critère des résultats sportifs – à la différence du modèle américain qui ne conçoit les structures sportives que comme des marques payant un droit d’entrée dans un marché fermé. Or ce projet de ligue fermée sape le mobile le plus profond et le plus élevé du supportérisme, c’est-à-dire, comme on l’a vu : la possibilité d’exister.

Ce triste tableau dépeint, on espère mieux éclairer la plaie au cœur qui saigne nombre de footeux. Beaucoup délestent le football de leur étreinte, ce faisant renonçant à ce qu’il lui offrait – identité et émotion collective, et inversement, le football séduit de moins en moins car n’a guère plus que peu à donner. Et parmi ceux qui restent amoureux, la méfiance fait une ombre croissante à la passion ; une résignation ironique gagne les supporteurs, pour qui les disparaissant instants partagés ne sont plus que d’épars ébats. En regardant sur des sites illégaux des rencontres anesthésiantes disputées dans des stades covides, l’angoisse nous prend tout à coup : le football nous aime-t-il encore ?

En traitant du marché du football comme du marché des aspirateurs, le système libéral européen obère complètement sa dimension sociale. Or, c’est en ce sens que la notion de service public est salvatrice : en ce qu’elle permet de rendre au consommateur son rang et ses exigences légitimes de citoyen. Malheureusement, comme les hôpitaux sont gérés comme des sociétés privées, comme nos entreprises stratégiques sont privatisées, il n’est pas surprenant que le football soit déconsidéré et n’appelle nullement de quelconques « règles qui sortent du droit commun ».

 

Le football retrouvé

Pourtant, une intervention publique pourrait inverser la tendance et raviver l’ivresse du désir réciproque. Il ne s’agit pas de nationaliser les clubs, ni d’abattre le professionnalisme capitaliste, encore moins d’ériger le football au même rang que l’éducation, la santé ou la justice. Non, il s’agit seulement de prendre acte de l’importance du football, particulièrement locale, comme phénomène culturel collectif et, à l’instar du cinéma, d’édicter ces règles le soustrayant à la loi du marché. Plus précisément, trois principes simples, variations d’un même thème, pourraient grandement soigner le football français[5].

  1. Les joueurs français doivent rester dans le championnat de France jusqu’à un certain âge.
  2. Les joueurs doivent rester dans leur club formateur jusqu’à un certain âge.
  3. Les centres de formation doivent recruter les jeunes joueurs dans un périmètre régional.

L’objectif est d’instaurer un cercle vertueux en inversant le rapport finances – performances qui, comme on espère l’avoir démontré, occasionne actuellement un cercle vicieux. L’idée essentielle est d’extraire les clubs de leur dépendance économique aux plus-values sur indemnités de transferts, ce qui est l’effet recherché d’un transfert rendu inenvisageable parce que le joueur n’aurait pas atteint un certain âge. Dès lors, une chaîne de conséquences peut être attendue, chacune d’entre elles contribuant aux autres.

Délestés de la pression financière de la revente, les clubs disposeraient tout d’abord d’une ressource aujourd’hui rare : le temps. Ayant les moyens de voir sur le long terme, ils pourraient prendre le temps de mieux sélectionner et mieux former leurs jeunes joueurs ; les entraîneurs, pouvant désormais bâtir leurs équipes avec moins d’aléas quant à leur composition, pourraient prendre le temps mettre en place et développer un jeu de qualité. Même sur la valorisation des joueurs, le temps est d’or : ceux-ci restant mécaniquement plus longtemps dans les clubs ou, a minima, en France, ils subiraient l’épreuve de la constance qui sublime le potentiel en qualité. Ainsi les clubs investiraient-ils avec moins de risque car le niveau des joueurs serait plus certain et, inversement, car le moins est synonyme de mieux, ils pourraient vendre leurs joueurs pleinement formés et expérimentés plus chers, notamment à l’international.

Cet effet du temps sur la production de joueurs et la promotion d’un jeu de qualité serait décuplé par l’effet de concentration. Comme de meilleurs joueurs seraient plus nombreux et plus longtemps dans le championnat de France, les joueurs moyens auraient bien moins voix au chapitre. Grâce à cette concurrence entre un plus grands nombre de bons joueurs, le championnat verrait son niveau global mécaniquement rehaussé et deviendrait plus homogène, donc plus compétitif, donc plus attractif pour les meilleurs joueurs et entraîneurs étrangers. Par effet boule de neige, les clubs français se renforceraient et deviendraient plus à même de rivaliser avec les clubs étrangers sur la scène européenne.

Economiquement, la décorrélation inflationniste des droits TV et des salaires avec la qualité proposée serait également touchée. Car en n’étant plus tenus de surpayer des joueurs moyens ni de s’aligner sur les salaires étrangers, le niveau salarial viendrait s‘ajuster à la valeur réelle des joueurs. Non pas que les masses salariales seraient forcément décroissantes, mais elles financeraient des joueurs de meilleure qualité. En chaîne, cela justifierait davantage le montant des droits versés par les diffuseurs – droits TV dont les clubs, car leur production qualitative y serait moins conditionnée, seraient par ailleurs moins dépendants, permettant d’éviter l’excès de gourmandise de l’épisode MediaPro.

Enfin, le lien identitaire serait renoué dans ses deux faces. Pour les supporteurs, le lien serait renforcé par la présence de davantage de joueurs locaux car les clubs auraient les moyens de bien former les « petits gars du coin » puis de les conserver. Il en serait de même pour les autres joueurs qui, car s’inscrivant dans un projet sportif à plus long terme, porteraient plus longtemps les mêmes couleurs. Par effet miroir, les joueurs s’attacheraient plus à leurs clubs, ne serait-ce que par la force des choses. Surtout, cet attachement serait une source d’investissement personnel aujourd’hui en voie d’assèchement : investissement personnel lui-même source première de performance au haut niveau, elle-même agrégatrice naturelle d’intérêt populaire.

Evidemment – plus gravement, ce qui suit vaut bien au-delà du football – d’aucuns contesteront cette petite révolution. Ils avanceront d’abord qu’elle ne solutionne pas nos problèmes propres (gouvernance, mentalité et tant d’autres). Certes, mais cela ne doit pas être une excuse pour ne pas résoudre ce qui peut l’être, seulement faut-il comprendre qu’être libre c’est ne pas cacher sous des excuses son incompréhension des choses ou sa peur d’agir. Ils argueront ensuite qu’une telle entreprise n’a aucune portée si elle n’est réalisée que dans le seul champ national et n’est pas coordonnée à l’échelle européenne. C’est faux : par le mouvement de l’un, les autres doivent s’adapter et les lignes bougent ; or imaginons que cela fonctionne, il est fort à parier que les autres voudront également en goûter les fruits – et ils auront tant raison. Enfin, il sera opposé que ces trois règles constituent, lues négativement, des interdits à la libre circulation des travailleurs, de sorte que cette intervention légitime suppose de s’affranchir du cadre libéral européen. Evidemment. Mais qu’importe : le bonheur des gens le justifie bien.

 

Romain Petitjean


[1] C’est ici l’occasion d’émettre une réflexion sur l’idée très populaire selon laquelle il est indécent de voir à quel point des jeunes hommes sont payés pour taper dans un ballon. Le problème n’est pas que les joueurs de football gagnent autant d’argent, c’est, en amont, que l’économie du football en produise autant et sans réel lien avec l’économie réelle – mais ce phénomène n’est pas spécifique sport et on l’admet étrangement avec bien plus d’aise, par exemple, dans le domaine du cinéma. Dès lors, il faut se demander s’il est plus juste que les bénéficiaires d’une économie soient ses producteurs primaires, c’est-à-dire les joueurs, ou les agents secondaires, c’est-à-dire les agents, présidents ou actionnaires des clubs. Aussi, dans une perspective de redistribution directe des richesses aux travailleurs, le football est une réussite formidable relevant de l’utopie socialiste.

[2] Outre la logique économique du phénomène déploré, on ne peut ignorer combien l’environnement sociétal individualiste y contribue. Les jeunes talentueux étant très rapidement orientés dans une perspective de rentabilité financière (pour eux et leurs familles), on constate souvent chez eux un déficit de passion : le football n’est plus un jeu collectif mais dès adolescent une source de revenus dont il faut évincer les camarades pour pouvoir y puiser – en somme beaucoup de professionnels n’ont-ils jamais réellement été amateurs de football. Aussi l’on mesure combien est néfaste la rétribution des très jeunes joueurs dès lors qu’ils aspirent à intégrer un centre de formation.

[3] Les mutations de notre société individualiste affectent également les suiveurs (les plus jeunes ; il y a une réelle fracture générationnelle) en produisant des phénomènes encore inconnus il y a une dizaine d’années. Premier exemple : les footeux qui ne supportent plus une équipe (et encore moins l’équipe de leur ville) mais un joueur en particulier, reportant leur soutien sur ses clubs successifs – l’identification ne se porte plus à une entité séculaire mais à un individu. Second exemple : les paris sportifs – l’émotion ne provient plus de la dramaturgie d’une rencontre partagée avec la foule mais d’une notification individuelle partagée avec son compte bancaire.

[4] La libre circulation des capitaux est également un angle d’approche intéressant pour comprendre la situation du football contemporain, particulièrement eu égard à la question de l’actionnariat des clubs.

[5] Ces principes pourraient être développés et complétés pour répondre aux différents cas de figure. Par exemple, la limitation du nombre de joueurs professionnels dans un même effectif accentuerait le rehaussement du niveau global. Encore, l’interdiction du recrutement de joueurs étrangers avant un certain âge permettrait d’éviter que des clubs ne poursuivent leur recherche de plus-value en délaissant la formation de jeunes locaux pour se spécialiser dans l’achat-revente de jeunes déracinés de leurs pays. Evidemment, toutes les propositions et remarques du lecteur sont les bienvenues.

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Antoine M.

Approche intéressante mais qui pose cependant un souci selon moi. L impossibilité pour un jeune de quitter son club avant tel age oblige également son club à le conserver. Dans un domaine où la performance est aussi importante, il est difficile pour un club selon moi de prendre un tel risque (joueur ne répondant pas au attente). De plus, les résultats sportifs conditionnant les ressources financières, un tel système pourrait mettre en péril un club qui se verrait obliger de maintenir un effectif trop onéreux pour lui. On pourrait s inspirer alors du rugby de l hémisphère sud qui rend obligatoire la présence au sein d un club du pays pour un joueur s il veut etre international. Le joueur est en parallèle salarié de la fédération (on pourrait imaginer qu il le soit de la Ligue ou de la Fede dans notre cas). Il pourrait aussi etre mis en place une obligation de vendre les joueurs uniquement vers un autre club français, permettant également le maintien des meilleurs joueurs dans le championnat. Pour terminer concernant les joueurs étrangers, un tel système existe en Angleterre où un joueur venant de l étranger doit justifier d un nombre de sélection en equipe nationale pour rejoindre un club anglais.

Romain Petitjean

Merci pour votre commentaire !
Effectivement, l’obligation de conservation que vous évoquez est créée de fait. Toutefois, on peut imaginer que l’âge limite de conservation ne soit pas très élevé (par exemple 21 – 23 ans), de sorte que cette interdiction de transfert devienne une forme de période d’essai. Surtout, une limitation des effectifs limiterait l’onérosité de l’effectif à sa qualité et non à sa quantité : en d’autres termes le club devrait gérer le risque de performance en mettant le paquet sur la formation, ce qui ne peut créer qu’une concurrence vertueuse.
S’agissant de votre référence au système rugbystique, je ne la crois pas réaliste appliqué au cas du football européen : l’Equipe nationale aurait est gagnante si ses éléments ses plus expérimentés jouent dans les meilleurs clubs européens; par ailleurs le montant des salaires ne permettrait pas un tel financement par la Ligue ou la Fédé.
Enfin concernant votre remarque sur l’Angleterre, j’abonde dans votre sens en remarquant que le Brexit va sensiblement modifier la politique de recrutement des clubs anglais puisque la restriction que vous évoquez ne concernera plus seulement les joueurs extra-européens mais désormais tous les joueurs extra-britanniques.