Avant que la Chine ne s’endorme

« Nous ne pouvons plus rien faire seuls face aux Chinois ». C’est aujourd’hui sur cette idée que se développe une conception fataliste et inquiète des relations internationales françaises et européennes, particulièrement commerciales. Ce postulat repose sur deux évidences contemporaines : l’écrasante domination démographique chinoise et sa place essentielle dans l’économie globalisée. L’objet du présent article est de remettre cette idée en cause en plaçant ses fondements dans une perspective historique. Son humble objectif est double : sans nécessairement les développer, instiguer des pistes de réflexion quant à la relativité de la menace chinoise et, par-là même, de proposer une vision apaisée du « problème chinois » comme remède à la tétanie qui nous saisit lorsqu’il s’agit de le résoudre.

Pour ce faire, il est proposé de parcourir dans ses traits saillants les relations internationales de la Chine impériale classique avec les européens et, au gré des ses événements, il sera tenté de mettre en valeur certaines idées paraissant essentielles à la compréhension de la Chine, ancienne et contemporaine. Bien que les premiers contacts directs ne se développent qu’au début du XVIe siècle avec les portugais, la période couverte commence au début du XVe siècle, avec la première aventure maritime Ming (1368 – 1644) et se clôt à la moitié du XIXe siècle avec l’effondrement de la dynastie Qing (1644 – 1911) face à l’impérialisme britannique.

 

1405 – 1567 :  Supériorité maritime et grand retrait

En 1405, alors que l’Europe entrevoit à peine les premières lueurs postmédiévales, l’empereur Chinois Yongle, plus riche et plus puissant que tous les souverains européens réunis, entreprend une formidable œuvre de bureaucratisation centralisatrice, commande la plus vaste encyclopédie jamais rédigée et s’apprête à bâtir la Cité interdite. La supériorité technique et administrative chinoise écrase celles des Barbares dont quelques voyageurs émerveillés échouent au gré des routes de la soie.

En 1405, surtout, Yongle révoque le Haijin, la politique d’interdiction des activités maritimes à peine de mort instaurée en 1371 par le premier empereur Ming, Hongwu. S’en suit la plus grande expédition alors jamais entreprise par l’homme, menée par le navigateur Zheng He. Pendant près de trente ans, des milliers de jonques[1] – les plus grands vaisseaux jamais bâtis – écument l’Océan Pacifique et l’Océan Indien, des dizaines de milliers de marins établissent des relations dans toute l’Asie du Sud-Est, en Inde, en Perse, en Arabie et sur toute la côte orientale de l’Afrique.

Mais en 1433, cette politique maritime est arrêtée nette et, pendant près de cent cinquante ans, la Chine se refusera à l’océan mondial, restreignant son activité maritime à son horizon proche. Alors qu’elle est de très loin la première puissance maritime mondiale, la Chine s’interdit de participer à l’âge d’or de la navigation qui s’annonce au tournant du XVe siècle, laissant libres les océans orientaux aux européens. L’uchronie est vertigineuse : que ce serait-il passé si les navigateurs portugais, néerlandais et espagnols s’étaient heurtés à la marine chinoise et n’avaient pu s’offrir les Indes ? Surtout, pourquoi un tel retrait ?

Encore aujourd’hui, les raisons d’une rétractation aussi brutale ne sont pas clairement définies. On peut toutefois évoquer des causes immédiates, la première d’entre elles étant un manque de moyens financiers de l’Etat, notamment consécutifs à une série d’épidémies et de catastrophes naturelles. Également, la résurgence de la menace mongole au Nord de l’Empire est un facteur indiscutable de concentration des moyens à l’intérieur ; ainsi le XVe siècle est-il celui de la consolidation et de l’extension de la Grande Muraille. Autre hypothèse : la fin de la Pax Mongolica rendant la Route de la Soie plus dangereuse aurait conduit à un désintérêt chinois pour le commerce avec son Occident[2].

 

Aux tréfonds de la culture chinoise

Mais, outre ces éléments contextuels, le rapport général de la culture chinoise avec le commerce international ne peut pas être éludé. On peut à cet égard retirer trois tendances profondes qui s’alimentent mutuellement et qui ont innervé l’histoire chinoise. En premier lieu doit être mentionné ce que l’on peut désigner comme un « fonds continental agraire ». Compte tenu de sa démographie marquée par une considérable densité rurale, la satisfaction alimentaire comme moyen de paix civile a toujours constitué l’objectif premier des dynasties successives.

Ainsi, la production agricole intensive s’est toujours présentée comme paradigme économique, de sorte que l’immense marché intérieur chinois se caractérise traditionnellement par son autosuffisance, reposant sur les échanges entre les plaines céréalières du Nord et les rizières du Sud. Sur le plan maritime, cette réalité a eu pour conséquence, non pas d’ignorer la façade orientale, mais de la concevoir plutôt comme une voie commerciale interne, d’ailleurs plus efficace que les transhumances terrestres. D’ailleurs cette pratique ancestrale de la navigation justifie la puissance technique chinoise en la matière.

En deuxième lieu doit être mis en évidence un « fonds anticommercialiste » produit du confucianisme. D’un point de vue anthropologique, la culture chinoise traditionnelle reposant sur un puissant principe de soumission hiérarchique, l’inertie sociale et la faible considération de l’individu[3] conduisent à une dévalorisation du commerce au profit du travail agricole familial. D’un point de vue politique, et à l’exception notable de la dynastie Song (Xe-XIIIe siècles) sur laquelle on reviendra, l’Etat a tendance à considérer le commerce international comme un enjeu mineur, sinon infâmant et à l’encontre de ses intérêts : la priorité est de financer l’armée contre les Barbares et de nourrir la population. Ainsi les hauts fonctionnaires impériaux, les mandarins, sont-ils interdits de commerce.

Cette renonciation volontaire s’exprime avec une nouvelle vigueur lors de la prise de pouvoir des Ming au XIVe siècle : en renversant la dynastie Yuan mongole, les Ming Han instituent une politique réactionnaire nationaliste puisant dans les traditions morales ancestrales – d’où, notamment, le premier Haijin. Ce néoconfucianisme constitue l’un des éléments essentiels de la culture de la Chine classique, d’autant plus que cette surenchère sera perpétuée par les Qing qui, car Mandchous et très inférieurs en nombre, établiront leur légitimité sur leur sinisation.

Enfin, le « fonds sinocentriste » se présente également déterminant : fondant son autorité sur le Mandat Céleste, ayant et étant tout, l’Empire du Milieu n’a que peu ressenti le besoin de commercer avec le monde et de se projeter par-delà son étranger proche. A la différence de l’impérialisme occidental qui passe par la diffusion de ses principes, la conception impériale chinoise, prenant acte de sa supériorité, se refuse à l’universalisme. En résulte une posture isolationniste et xénophobe qui, de fait, est satisfaisante dans la mesure où l’autosuffisance économique et la limitation des rapports avec l’étranger apporte la paix.

Parmi les conséquences les plus directes de ce paradigme figure le tribut, système hiérarchique des relations étrangères chinoises imposant aux Etats alentours de reconnaître leur vassalité pour exister aux yeux de Pékin (c’est d’ailleurs essentiellement dans ce cadre diplomatique que s’inscrivent les expéditions de Zheng He, l’intérêt commercial étant très faible). Une autre conséquence est la prohibition de l’intérieur chinois aux étrangers : même en période d’ouverture, lorsque le Haijin n’est pas décrété, les échanges internationaux ne se réalisent qu’autour de certains ports chinois ou du Sud-Est asiatique contrôlés par la diaspora. Au-delà, l’Empire est interdit.

 

1567 – 1684 : La Chine au cœur de la première mondialisation

Après cette longue période de fermeture, la seconde moitié du XVIe siècle est marquée par deux actes déclenchant le grand retour de la Chine Ming sur la scène internationale. Le premier est la révocation en 1567 par l’empereur Longqing du deuxième Haijin institué en 1550 comme réaction à à la piraterie japonaise qui avait pris depuis le début du siècle le contrôle du littoral. Prenant acte de l’échec du Haijin, et ajoutée à l’arrivée de toujours plus nombreux marchands européens, le pouvoir décide de reprendre la main sur la Mer de Chine. Le deuxième acte déterminant est le « coup de fouet unique » décidé en 1581 sous l’empereur Wanli : en réaction à la complexité de son recouvrement, il est décidé que l’impôt, traditionnellement prélevé en nature, soit payé en argent.

Or, disposant de peu de ressources et celles du Japon ne lui permettant d’assurer que la moitié de son approvisionnement, la Chine se tourne vers l’Espagne et ses immenses mines découvertes au Nouveau Monde. Et, pour payer son argent, la Chine commence à écouler sa production intérieure. Les galions espagnols, dont la capacité de chargement est multipliée par dizaines en quelques décennies, traversent alors l’Océan Pacifique garnis d’argent, repartant ensuite l’Europe pour y revendre les productions manufacturées chinoises. La première mondialisation, au sens d’échanges fréquents entre tous les continents, n’est donc pas uniquement atlantique, elle s’est au contraire pour beaucoup appuyée sur la Chine.

Ce rôle central de la Chine peut s’expliquer par deux facteurs. Le premier est sa suprématie commerciale régionale, facilitée par la présence de « chinois d’outre-mer » installés dans toute l’Asie du Sud-Est au fil des siècles. A partir de 1567, ces colonies, établies de la Birmanie aux Philippines en passant par l’Indonésie et le Viêt Nam, bénéficient d’un afflux démographique mais surtout du soutien administratif et financier de l’Etat impérial, ce au détriment des commerçants autochtones. Au-delà de l’aspect sécuritaire, la levée du deuxième Haijin permet donc à la Chine d’être l’interlocutrice unique des compagnies commerciales européennes, mais également de disposer d’avant-postes préservant son littoral. Ainsi Manille, port d’arrivée des espagnols en provenance d’Acapulco et premier Chinatown de l’histoire, devient-elle l’une des courroies des échanges mondiaux au tournant du XVIe siècle.

Le rôle de cette diaspora proche s’avèrera déterminant au cours du XVIIe siècle pour maintenir la position commerciale chinoise à l’égard des européens. Car, sur le plan intérieur, la longue transition interdynastique empêche l’Etat chinois de se projeter à nouveau comme puissance maritime. En effet, ayant franchi la Grande Muraille en 1618, les Mandchous devront attendre 1644 pour que, Pékin prise, le dernier empereur Ming soit déposé. Surtout, quatre décennies de conflit seront encore nécessaires aux Qing pour conquérir le Sud de la Chine qui constitue la façade commerciale avec les occidentaux, détournant davantage l’intérêt pour le commerce maritime international. Ainsi, en 1647, un troisième Haijin et décrété et, en 1662, l’empereur Kangxi ordonne la migration des populations des côtes méridionales vers l’intérieur pour combattre au mieux les résistances Ming. Ça n’est qu’en 1683 que le pouvoir Qing s’établit pleinement sur l’ensemble du territoire.

 

La suprématie démographique et industrielle comme principe

Le second facteur de la puissance chinoise réside dans sa capacité productive exportatrice, laquelle procède de trois avantages. Sa supériorité technique sera développée plus-après, mais on peut d’ores et déjà en retenir qu’elle conduit à ce que les exportations chinoises (soie, céramique, thé, argenterie, etc.) soient pour les européens impossible à produire ou acquérir ailleurs. Outre cette supériorité technique, la Chine bénéficiait déjà de l’avantage concurrentiel du coût de la main d’œuvre. En effet, la production chinoise résultait bien davantage d’un artisanat de subsistance des populations rurales que d’une manufacture organisée et financée par des entrepreneurs spécialisés. Ainsi, au surplus de procéder d’un savoir-faire supérieur à l’européen, la production chinoise, parce que subissant une concurrence interne extrême et ne supportant presque aucun coût de main d’œuvre, était moins chère. Or, ce sont précisément ces deux vecteurs comparatifs qui tomberont avec la révolution industrielle.

Au-delà, c’est surtout son poids démographique qui, par effet d’échelle, permit à l’Empire du Milieu de maintenir, même par la voie du commerce illégal, une certaine offre à l’exportation mondiale malgré ses rétractations. A titre de comparaison, la Chine comptait environ 160 millions d’habitants en 1600 contre 90 millions en Europe (hors Russie) ; surtout, près de 400 millions contre 160 millions en 1800. En termes de part relative, la Chine a toujours représenté depuis au moins cinq cents ans entre le quart et le tiers de la population mondiale, quand la part européenne n’a jamais dépassé 20% et n’a cessé de décroître depuis la fin du XIXe siècle. Ainsi, la supériorité démographique de la Chine ne constitue en rien un phénomène nouveau, c’est au contraire une « règle » historique.

De cause à effet, et une fois comprise l’intensification progressive des relations commerciales entre Orient et Occident depuis le XVIe siècle, une autre « règle » historique est la place de la Chine au premier rang industriel et commercial mondial. Ainsi, la production manufacturière chinoise ne cessera de croître pour atteindre, à la fin du XVIIIe siècle, le tiers de la production mondiale, tandis que l’Europe en assure moins du quart. A cet égard, la période de sommeil chinoise (en 1900, sa part dans la production industrielle mondiale ne représente plus que 6%) constitue donc une exception. Surtout, et cette règle valant toujours pour nombre de produits, le rang chinois à l’export n’a existé que par la demande expresse européenne et n’a pas procédé d’une conquête organisée de marchés extérieurs.

 

1684 – 1842 : Âge d’or et soumission

Après des décennies de relative léthargie sur le plan international, l’Empire Qing capitalise donc sur une situation intérieure apaisée pour rayonner. Avec la levée du troisième Haijin en 1684, Pékin rouvre officiellement certains de ses ports aux compagnies européennes : Canton, où toutes les nations européennes ont un comptoir, est l’un des plus grands ports du monde. Par l’intérieur aussi, la Chine noue des liens avec l’Europe : par leur expansionnisme à l’Ouest (conquête du Tibet, du Turkestan et de la Mongolie), les Chinois entrent en contact avec l’Empire Russe croissant en sens opposé. Un traité sino-russe est signé dès 1689[4] et les caravanes marchandes reliant Pékin à Saint Pétersbourg se développent.

Ainsi, par la mer et la terre, l’Europe est tout au long du XVIIIe siècle abondée des productions de luxe chinoises ; les cours et salons des Lumières vouent une fascination pour cet empire de merveilles. Sans mener de stratégie commerciale extérieure car toujours méfiante à son endroit et préoccupée par l’éternelle question alimentaire d’autant plus pressante compte tenu de son explosion démographique, la Chine est donc, presque malgré elle, la maîtresse du commerce mondial.

Naturellement, l’importation de l’excédent manufacturier du plus grand marché intérieur mondial ne pouvait satisfaire les commerçants occidentaux armés de financements exponentiels et d’idéaux libéraux. Deux modèles économiques s’opposent : d’un côté le capitalisme européen fondé sur la concurrence entre investisseurs et voué à la conquête de nouveaux marchés ; de l’autre le monopole d’Etat favorisant la rente agraire, délaissant l’investissement et appréhendant mal les concepts de société privée ou de liberté contractuelle. Or le pouvoir Qing, fort de son autosuffisance commerciale, cantonne les Barbares dans ses ports et refuse toujours d’ouvrir son territoire à l’import.

Profitant d’un affaiblissement progressif du pouvoir impérial corrélatif à une émancipation corruptrice des commerçants et fonctionnaires côtiers, les européens – et la Compagnie Britannique des Indes Orientales en tête – vont mener une politique de perforation et de déstabilisation qui aboutira, in fine, à la levée des barrières douanière[5] et à la soumission chinoise par le Traité de Nankin de 1842 au terme de la Première Guerre de l’Opium. En effet, une fois le problème napoléonien réglé, l’Empire Britannique assiège le marché Chinois en l’abreuvant du seul nouveau produit qu’il peut lui vendre sans concurrence : l’opium. Son interdiction par l’Etat chinois sera le casus belli idéal pour le soumettre par les armes. La drogue et les baïonnettes, ou l’esprit libre-échangiste anglais.

Aux côtés de cette approche économique, une analyse culturelle ne peut pas être éludée pour comprendre l’attitude de l’Etat chinois. En effet, l’offensive britannique en Chine, une fois les frontières passées, n’a pas pu produire une telle calamité sur l’économie chinoise sans qu’elle profite de ses avantages comparatifs. Dit autrement, les européens ont bénéficié d’une analyse erronée de la menace qu’ils représentaient de la part de l’Empire Qing.

Celui-ci, ancré dans sa conception sinocentrée du monde, n’avait pas perçu que ces Barbares, provenant d’une péninsule pauvre et surpeuplée du continent eurasiatique, avaient dépassé sa puissance technique, pourtant pensée acquise car millénaire. Dès lors, jouant de sa mésestimation pour soumettre l’Etat, puis alliant leur supériorité technique militaire à la force de la révolution industrielle naissante, les européens allaient ruiner une économie chinoise que ses frontières protégeaient jusque lors.

 

Empires et nations sur mer

Reste à déterminer les raisons de cette inversion de rang technique, permettant par ailleurs de mettre en exergue les différences fondamentales des « modèles » européen et chinois. Pour ce faire, une analyse sur le temps long est indispensable. Une première piste est naturellement d’ordre démographique et économique. Les grandes innovations technologiques chinoises ont eu lieu sous la dynastie Song (Xe-XIIIe siècles) qui peut être caractérisée par deux éléments : d’une part un pouvoir impérial stabilisateur et ouvert au commerce ; d’autre part une population qui, bien qu’en croissance permanente, ne pressurisait pas encore le territoire arable.

En revanche, sous les Ming, la défiance commerciale et le phénomène de pression démographique rurale ont déterminé une économie reposant sur la rentabilité d’une main d’œuvre agricole massive : dès lors, la nécessité d’innovation s’est faite moins ressentir. Dans le même temps, la croissance démographique européenne a, compte tenu des restrictions géographiques, induit une concentration urbaine qui a rendu obligatoire l’ingénierie technologique, mais également favorisé le développement de fortes corporations commerçantes indépendantes ainsi la concentration capitalistique aux origines du capitalisme, futures forces opposées à la Chine[6].

Une autre hypothèse, cumulative, est d’étudier l’impact de leurs modèles politiques sur leurs courbes d’avancées techniques : la Chine présenterait une courbe haute et ascendante et relativement linéaire sur le dernier millénaire – sinon présentant une croissance significative sous les Song mais reprenant son cours par la suite, tandis que celle de l’Europe serait exponentielle depuis la Renaissance, permettant, malgré un point de départ très inférieur, le dépassement de la Chine au cours du XVIIIe siècle.

Au comparatif historique, on constate que la supériorité traditionnelle chinoise se fondait notamment sur un modèle impérial appuyé sur des codes civilisationnels très anciens garantissant une stabilité interne, perfectionnant les acquis d’une longue tradition d’ingénierie mais tendant – surtout à partir des Ming – à un certain immobilisme. Inversement, l’histoire européenne postmédiévale se caractérise par une concurrence incessante des nouveaux Etats-nation, laquelle concurrence s’est déployée tant sur le champ militaire que scientifique et qui, par ailleurs guidé par un état d’esprit providentialiste, permit une surenchère d’innovations et de découvertes.

A cet égard, un domaine, essentiel pour l’histoire humaine, de cet affrontement européen a été la mer. La quête des richesses orientales a poussé les européens atlantiques[7], des portugais aux britanniques, à rivaliser de puissance navale pour contrôler leurs routes et comptoirs. Une réflexion doit être développée en conséquence : dès lors que nos petites nations n’ont conquis le monde que par la mer, l’on ne peut que constater la relativité de l’argument de la taille géographique ou démographique comme vecteur de puissance  Autant est-il valable s’agissant de la puissance terrestre, autant ne l’est-il pas pour la puissance maritime ; or, dans les rapports mondiaux, c’est cette seconde qui a toujours primé la première.

 

In Memoriam

Deux siècles après sa soumission par l’Europe, la Chine s’est bel et bien réveillée et suscite en Occident une angoisse certaine. Ce sentiment peut sembler d’autant plus compréhensible dans la mesure où la Chine, outre avoir repris son rang industriel, affiche avoir appris de ses erreurs : elle est en passe de devenir la première puissance navale mondiale, elle a diversifié son économie au possible, elle redéveloppe ses voies commerciales, son marché intérieur est protégé, ses investissements se multiplient sur tous les continents, l’Etat a recouvré son autorité impériale, etc. Car les données sont nouvelles : aujourd’hui la Chine n’est plus autosuffisante et une surproduction lui occasionne des coûts environnementaux qui hypothèquent ses décennies à venir. Aussi cherche-t-elle à s’approvisionner sur toutes les terres et les mers du monde, devenu par nécessité son étranger proche.

Mais le fait qu’elle ne puisse se départir de son identité doit nous conduire à ne pas la voir comme une menace. Principalement, son poids démographique est bien davantage pour la République Populaire de Chine un fardeau qu’un atout car sa stabilité tient, invariablement, à sa capacité à nourrir sa population. Surtout, à cet enjeu alimentaire s’est ajouté celui, nouveau, de la qualité de vie. Aussi son expansionnisme économique doit se comprendre pour beaucoup comme une monumentale stratégie de subsistance : mais si impérialisme chinois il y a, il ne doit pas être vu comme l’impérialisme occidental imposant sa loi au nom de l’universel. Toutefois, pour reprendre sa terminologie diplomatique traditionnelle, autant la Chine éternelle ne nous imposera jamais sa vision du monde, autant nous fera-t-elle payer le tribut si nous nous comportons comme ses vassaux.

Car, par effet de levier, la puissance chinoise du XXIe siècle profite de l’endormissement européen. Embourbées dans un modèle impérial statique dominé par une puissance continentale et fondé sur un marché intérieur dont on s’enorgueillit qu’il soit désormais le premier mondial sans que cela ne nous ait jamais été profitable, les nations d’Europe occidentale[8] se sont placées docilement dans la posture soumise qu’elles avaient imposées par les armes à la Chine. Par oubli ou, naïves, convaincues que le libre-échangisme avait précédé leur puissance, elles tentent de rivaliser, en vain, sur un terrain imposé que nous ne pouvons dominer. Ce faisant, nous oublions que notre grandeur n’a jamais procédé de notre taille, mais toujours de notre concurrence mutuelle, de nos ingénieurs, nos artistes et navigateurs, de notre liberté ; en un mot, de notre foi en nous.

 

Romain Petitjean


[1] En comparaison, les flottes de Christophe Colomb, Vasco de Gama et Fernand de Magellan ne comprirent un siècle plus tard respectivement que quatre, trois et cinq navires.

[2] Il est essentiel de noter dès à présent que le même événement soit précisément la cause de la prise de l’Océan par les européens : l’attrait commercial est déjà tel que, la voie terrestre ayant disparue, tout sera fait pour relier l’Orient par les flots. On a d’ailleurs tendance à oublier, compte tenu de la suite historique, que la découverte de l’Amérique n’est qu’un hasard résultant de cette quête du marché asiatique.

[3] A mettre en comparaison avec l’individualisme gréco-chrétien qui a bâti l’Europe et a constitué l’une des plus saillantes singularités de ses peuples.

[4] Ce traité, signé par Kangxi et Pierre le Grand, a été rédigé par les missionnaires jésuites installés à la Cour impériale. C’est l’occasion de noter que leur présence sur le territoire chinois, du début du XVIIe siècle jusqu’à l’interdiction du christianisme en 1724, constitue la plus remarquables exceptions au principe de fermeture de l’Empire. Pendant plusieurs décennies, ils seront pour le pouvoir impérial la rare source de connaissance de la culture occidentale, et renforceront la mystique chinoise à leurs retours en Europe. Le Wanguo Quantu, carte de monde sinocentrée illustrant le présent article est ainsi l’œuvre du jésuite italien Giulio Aleni vers 1620.

[5] Il est intéressant, à l’heure du marché commun, de noter que le libre-échange européen du XIXe siècle est asymétrique : autant s’applique-t-il à l’égard des territoires dominés, à l’instar de la Chine, autant règne une féroce concurrence douanière entre les Etats européens.

[6] Le cas français est relativement spécifique en ceci que, contrairement au Portugal, aux Pays-Bas ou à l’Angleterre, la prédominance agraire est demeurée très prégnante au fil des siècles, nécessitant le volontarisme étatique pour réunir des capitaux et prendre la mer. A l’inverse, cette spécificité lui confère une capacité d’autosuffisance alimentaire qui, toujours aujourd’hui, constitue un avantage comparatif remarquable bien que sous-utilisé.

[7] On constate l’absence notable de l’Italie et surtout de l’Allemagne parmi les puissances européennes présentes en Extrême-Orient. L’absence d’Etat-nation établi – et le tropisme continental germanique – peut être une piste de réflexion quant aux causes de cette absence.

[8] Par le Brexit et la politique Global Britain promue depuis, la Royaume-Uni s’extirpe de ce bal morbide.

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Manolo

Excellent ! Je galérais justement en ne trouvant pas de documentaire sur l’histoire de la Chine, très bonne initiative cette article !