La controverse mémorielle autour de Bertrand du Guesclin : Avant-propos

Il nous est apparu naturel au moment de la création du Cercle du Guesclin de consacrer au héros breton un ou plusieurs articles. Nous n’aborderons pas ici le personnage historique sur le plan de la biographie ou de la narration de son épopée, d’innombrables et merveilleux ouvrages faisant encore autorité sont là pour cela, et nous y renvoyons volontiers nos lecteurs. Nous avons choisi d’aborder le sujet « Bertrand du Guesclin » en nous focalisant sur l’épisode de la tentative d’annexion du Duché de Bretagne au domaine royal par Charles V. Cet épisode constitue véritablement le point noir de la légende du héros sur les terres bretonnes. Ce sujet permettant d’ouvrir plusieurs portes, il donnera lieu à une série d’articles, dans lesquels nous traiterons des luttes mémorielles autour de Bertrand du Guesclin : un champ de bataille aux apparences symboliques mais à la profondeur politique. Pour le confort de nos lecteurs, nous avons fait le choix de diviser leur publication. Pour autant, ils suivront tous une même trame, celle des rapports entre la France et la Bretagne. Nous vous en souhaitons bonne lecture.

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Avant-Propos

Le mercredi 9 février 1977, à Broons, petite bourgade costarmoricaine perdue entre Rennes et Dinan, une explosion retentit en fin de soirée. Sur la place centrale du village, une énorme tête de pierre de granit demeure la face contre le sol, entourée de gravats. Les riverains sortent de chez eux, l’air hagard, et tentent de discerner la cause de ce barouf, scrutant le moindre mouvement à travers l’obscurité et le nuage de poussière qui plane sur la place. Le curé se précipite hors de son presbytère, les vitraux de l’église sont en morceaux et s’amoncellent au pied des murs de l’édifice. Le spectacle se révèle peu à peu avec la dissipation d’une légère fumée grisâtre. Après un moment, c’est le lever de rideau, la scène apparaît à tous : on a fait sauter la statue qui occupait fièrement l’espace. Il s’agit d’un attentat contre la statue à l’effigie de l’enfant du pays, celle représentant le Connétable Bertrand du Guesclin. Quelques jours plus tard, l’attaque est revendiquée par le Front de Libération de la Bretagne (FLB), organisation terroriste militant pour l’indépendance de la région.

Cette haine à l’égard du chevalier né à la Motte-Broons il y a plus de six siècles peut paraître étonnante pour la plupart de nos compatriotes. En effet, on a du mal à comprendre comment les habitants d’une région peuvent s’insurger contre l’un des leurs qui s’est distingué et qui a mené nombre des siens vers une gloire éternelle lors des différentes campagnes militaires qu’il a pu menées. Ce sentiment de détestation fut largement entretenu par la littérature nationaliste bretonne, en pleine expansion au début du XXe siècle, source de bien des fantasmes, trouvant son inspiration dans le courant romantique, et plus particulièrement dans le romantisme allemand. En effet, les différents mouvements nationalistes bretons revendiquent alors un héritage panceltique, en effervescence à la fin du XIXe siècle. Or les mouvances panceltiques de cette époque sont les miroirs occidentaux du pangermanisme qui fit les ravages que nous avons connu durant la première moitié du XXe siècle. L’article le plus éclairant sur cette haine est peut-être celui du journal nationaliste breton Breiz Atao, daté du 7 Juillet 1921, répondant à la visite du Maréchal Foch à Rennes, qui avait déposé une gerbe de fleurs au pied de la statue de Bertrand du Guesclin (détruite également par un attentat à la bombe fomenté par des nationalistes bretons). Le titre de l’article est sans équivoque : « Du Guesclin – La glorification d’un traître ». Cette tribune, signée par François Debeauvais1, fait référence à un épisode peu connu de l’histoire de France, celui de la tentative d’annexion du duché de Bretagne par le roi de France Charles V en 1378. Imprégné de représentations anachroniques, cet article tente de proposer un contre récit historique, en réponse à celui du roman national de la IIIe République, alors encore en vigueur dans les écoles, qui présentait Bertrand du Guesclin comme un exemple à suivre pour les Bretons, car symbole des serviteurs de la France venus d’Armorique.

Plus récemment, c’est le magazine « Bretons » qui titrait sa une ainsi « Bertrand du Guesclin a-t-il trahi la Bretagne – La figure de ce héros national fait toujours débat ». L’article en question est un entretien de Didier Le Corre avec l’historien Thierry Lassabatère, auteur d’un livre intitulé « Du Guesclin », qui tente de redorer le blason du chevalier breton. La question fatidique étant encore posée : traitre ou héros ?

Cette rancune peut apparaître étrange à quiconque connaît peu « ce pays où les sympathies et les aversions semblent s’inscrire sur le granit » comme l’écrivait Roger Vercel. Au-delà d’un caractère prêté aux Bretons, cette controverse illustre assez bien le conflit de représentations qui a lieu dans notre région depuis plusieurs siècles. Si cette confrontation dure depuis si longtemps, c’est qu’elle ne se résume pas à une querelle d’historiens, ou encore à une « guéguerre » de symboles, mais qu’elle revêt une véritable dimension philosophique et politique.

Si l’on en croit la Genèse, la trahison est un crime vieux comme le monde, l’Homme ayant trahi la parole qu’il a donné à Dieu de ne pas manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Déjà, l’Homme avait été puni, en étant chassé du jardin d’Eden. Condamnée et sévèrement punie dans quasiment toutes les sociétés, la trahison se définit par la réunion de deux conditions. La première implique l’existence d’un serment entre au moins deux personnes, et la seconde, la rupture unilatérale et imprévue de ce pacte par l’une des parties. La famille constitue évidemment le premier terrain de trahison, car l’existence du lien de confiance entre les parties y est le plus naturel, le plus évident, même si ses règles sont implicites, elles sont en quelque sorte innées, car transmises par les usages à travers le temps, dès la naissance de l’un de ses membres. Dans le cadre d’une société humaine unie et souveraine (comme peuvent l’être une nation ou un royaume par exemple), le contrat peut être tacite également. En effet, chaque individu appartenant au corps politique est lié aux autres individus composant ce même groupe par un serment implicite2. C’est parce que « nous sommes », que « nous pouvons nous trahir ».

Nous essaierons, par cette suite d’articles, de répondre à plusieurs questions. La première, est de savoir si, au regard des canons de son époque, le Connétable de France était réellement un traitre ou non. La poursuite du raisonnement nous emmènera vers la présentation succincte de la société féodale, et ses implications sur les relations de pouvoirs la structurant. Immanquablement, nous aboucherons vers la question de l’existence ou non de l’entité trahie : il y avait-il une nation bretonne ou bien un quelconque corps politique breton existant à l’époque de Bertrand du Guesclin ? La réponse à cette question est d’importance, car elle permet de comprendre la relation entre la France et sa province turbulente. Pourquoi ne pourrait-il pas exister après tout de nation bretonne et de nation française, non exclusive l’une de l’autre ? Enfin, s’il n’existe pas de nation bretonne, l’avenir des Bretons passent-ils nécessairement par la France ?

Pour ceux qui souhaiteraient approfondir les différents sujets effleurés, nous les renvoyons à ces ouvrages, qui nous ont aidé à la rédaction de ces articles.

Bibliographie :

  • Histoire de la Bretagne : Henri Waquet et Régis de Saint-Jouan, 7e édition PUF, 1980 ;

  • La France au Moyen Âge : André Chédeville, 13e édition PUF, 2019 ;

  • La chevalerie en France au Moyen Âge : Jean Flori, 1e édition PUF, 1995 ;

  • Du Guesclin : Roger Vercel, Albin Michel, 1932 ;

  • Du Guesclin : Georges Minois, 1e édition, Fayard, 1993 ;

  • Guerriers et paysans : Georges Duby, Gallimard, 1973 ;

  • Féodalité : Marc Bloch, Albin Michel, 1994 ;

  • La Guerre de cent ans : Philippe Contamine, 9e édition PUF, 2016 ;

  • Des sociétés médiévales : Georges Duby, leçon donnée au Collège de France et prononcée le 4 décembre 1970 ;

  • Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme : Georges Duby, Féodalité, Quarto Gallimard, 1978 ;

  • Guerriers et paysans : Georges Duby, Féodalité, Quarto Gallimard, 1973 ;

  • La notion de nation au Moyen Âge : Colette Beaune, Eléments pour une théorie de la nation, p101-p116, 1987.

  • Qu’est-ce qu’une nation : Ernest Renan, conférence donnée à la Sorbonne et prononcée le 11 mars 1882.

 

Anthony Véra-Dobrões


1 François Debeauvais, né en 1903 à Rennes, membre actif du Parti Nationaliste Breton (PNB), s’illustra, comme la majorité des membres de sa mouvance politique, au sein de la collaboration avec l’Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre Mondiale. En 1944, les lésions pulmonaires de la tuberculose devancèrent les 12 balles de laiton qui auraient dû parachever une telle carrière.

2 Cf théories contractualistes (Hobbes, Lock, Rousseau)

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